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très peu de choses vraies dans le livre de l'abbé du Bos sur l'établissement de la monarchie françoise dans les Gaules, et qu'il en auroit fait une réfutation suivie s'il ne lui avoit fallu le relire une troisième ou une quatrième fois, ce qu'il regardoit comme le plus grand des supplices*.

neuve que

L'importance des ouvrages dont nous avons eu à parler dans cet éloge nous en a fait passer sous silence de moins considérables, qui servoient à l'auteur comme de délassement, et qui auroient suffi pour l'éloge d'un autre. Le plus remarquable est le Temple de Gnide, qui suivit d'assez près les Lettres Persanes. M. de Montesquieu, après avoir été dans celles-ci Horace, Théophraste, et Lucien, fut Ovide et Anacréon dans ce nouvel essai. Ce n'est plus l'amour despotique de l'Orient qu'il se propose de peindre, c'est la délicatesse et la naïveté de l'amour pastoral, tel qu'il est dans une ame le commerce des hommes n'a point encore corrompue. L'auteur, craignant peut-être qu'un tableau si étranger à nos mœurs ne parût trop languissant et trop uniforme, a cherché à l'animer par les peintures les plus riantes. Il transporte le lecteur dans des lieux enchantés, dont à la vérité le spectacle intéresse peu l'amant heureux, mais dont la description flatte encore l'imagination quand les desirs sont satisfaits. Emporté par son sujet, il a répandu dans sa prose ce style animé, figuré, et poétique, dont le roman de Télémaque a fourni parmi nous le premier modéle. Nous ignorons pourquoi quelques censeurs du Temple de Gnide ont dit à cette occasion qu'il auroit eu besoin d'être en

(*) Cette dernière phrase, qui commence après le mot jugée, ne se trouve pas dans l'éloge imprimé en tête du cinquième volume de l'Encyclopédie.

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vers. Le style poétique, si on entend, comme on le doit par ce mot, un style plein de chaleur et d'images, n'a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme et cadencée de la versification; mais si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d'épithètes oisives, dans les peintures froides et triviales des ailes et du carquois de l'Amour, et de semblables objets, la versification n'ajoutera presque aucun mérite à ces ornements usés; on y cherchera toujours en vain l'ame et la vie. Quoi qu'il en soit, le Temple de Gnide étant une espèce de poème en prose, c'est à nos écrivains les plus célèbres en ce genre à fixer le rang qu'il doit occuper: il mérite de pareils juges. Nous croyons du moins que les peintures de cet ouvrage soutiendroient avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celle de les représenter sur la toile. Mais ce qu'on doit surtout remarquer dans le Temple de Gnide, c'est qu'Anacréon même y est toujours observateur et philosophe. Dans le quatrième chant il paroît décrire les mœurs des Sibarites, et on s'aperçoit aisément que ces mœurs sont les nôtres. La préface porte surtout l'empreinte de l'auteur des Lettres Persanes. En présentant le Temple de Gnide comme la traduction d'un manuscrit grec, plaisanterie défigurée depuis par tant de mauvais copistes, il en prend occasion de peindre d'un trait de plume l'ineptie des critiques et le pédantisme des traducteurs, et finit par ces paroles dignes d'être rapportées : « Si les gens « graves desiroient de moi quelque ouvrage moins frivole, je suis en état de les satisfaire. Il y a trente ans « que je travaille à un livre de douze pages, qui doit «contenir tout ce que nous savons sur la métaphysique, la politique, et la morale, et tout ce que

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de.

« très grands auteurs ont oublié dans les volumes qu'ils • « ont donnés sur ces sciences-là. »

Nous regardons comme une des plus honorables récompenses de notre travail l'intérêt particulier que M. de Montesquieu prenoit à ce dictionnaire*, dont toutes les ressources ont été jusqu'à présent dans le courage et l'émulation de ses auteurs. Tous les gens de lettres, selon lui, devoient s'empresser de concourir à l'exécution de cette entreprise utile. Il en a donné l'exemple avec M. de Voltaire et plusieurs autres écrivains célébres. Peut-être les traverses que cet ouvrage a essuyées, et qui lui rappeloient les siennes propres, l'intéressoient-elles en notre faveur. Peut-être étoit-il sensible, sans s'en apercevoir, à la justice que nous avions osé lui rendre dans le premier volume de l'Encyclopédie, lorsque personne n'osoit encore élever sa voix pour le défendre. Il nous destinoit un article sur le Goût, qui a été trouvé imparfait dans ses papiers. Nous le donnerons en cet état au public, et nous le traiterons avec le même respect que l'antiquité témoigna autrefois pour les dernières paroles de Sénéque. La mort l'a empêché d'étendre plus loin ses bienfaits à notre égard; et en joignant nos propres regrets à ceux de l'Europe entière, nous pourrions écrire sur son tombeau :

Finis vitæ ejus nobis luctuosus, patriæ tristis, extraneis etiam ignotisque non sine cura fuit.

TACIT., in Agricol., cap. XIII.

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(*) L'Encyclopédie.

ANALYSE

DE

L'ESPRIT DES LOIS,

PAR D'ALEMBERT;

POUR SERVIR DE SUITE A L'ÉLOGE DE MONTESQUIEU.

La plupart des gens de lettres qui ont parlé de l'Esprit des Lois s'étant plus attachés à le critiquer qu'à en donner une idée juste, nous allons tâcher de suppléer à ce qu'ils auroient dû faire, et d'en développer le plan, le caractère, et l'objet. Ceux qui en trouveront l'analyse trop longue jugeront peut-être, après l'avoir lue, qu'il n'y avoit que ce seul moyen de bien faire saisir la méthode de l'auteur. On doit se souvenir d'ailleurs que l'histoire des écrivains célébres n'est que celle de leurs pensées et de leurs travaux, et que cette partie de leur éloge en est la plus essentielle et la plus utile.

Les hommes, dans l'état de nature, abstraction faite de toute religion, ne connoissant, dans les différents qu'ils peuvent avoir, d'autre loi que celle des animaux, le droit du plus fort, on doit regarder l'établissement des sociétés comme une espèce de traité contre ce droit injuste; traité destiné à établir entre les différentes parties du genre humain une sorte de balance. Mais il en est de l'équilibre moral comme du physique;

il est rare qu'il soit parfait et durable; et les traités du genre humain sont, comme les traités entre nos princes, une semence continuelle de divisions. L'intérêt, le besoin, et le plaisir, ont rapproché les hommes ; mais ces mêmes motifs les poussent sans cesse à vouloir jouir des avantages de la société sans en porter les charges; et c'est en ce sens qu'on peut dire, avec l'auteur, que les hommes, dès qu'ils sont en société, sont en état de guerre. Car la guerre suppose, dans ceux qui se la font, sinon l'égalité de force, au moins l'opinion de cette égalité; d'où naît le desir et l'espoir mutuel de se vaincre. Or, dans l'état de société, si la balance n'est jamais parfaite entre les hommes, elle n'est pas non plus trop inégale : au contraire, ou ils n'auroient rien à se disputer dans l'état de nature; ou si la nécessité les y obligeoit, on ne verroit que la foiblesse fuyant devant la force, des oppresseurs sans combat, et des opprimés sans résistance.

Voilà donc les hommes réunis et armés tout à-la-fois, s'embrassant d'un côté, si on peut parler ainsi, et cherchant de l'autre à se blesser mutuellement. Les lois sont le lien plus ou moins efficace destiné à suspendre ou à retenir leurs coups: mais l'étendue prodigieuse du globe que nous habitons, la nature différente des régions de la terre et des peuples qui la couvrent, ne permettant pas que tous les hommes vivent sous un seul et même gouvernement, le genre humain a dû se partager en un certain nombre d'états, distingués par la différence des lois auxquelles ils obéissent. Un seul gouvernement n'auroit fait du genre humain qu'un corps exténué et languissant, étendu sans vigueur sur la surface de la terre: les différents états sont autant de corps agiles et robustes, qui, en se donnant la main

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