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J'en observai, pendant trois semaines, trente-sept espèces toutes différentes; mais il y en vint à la fin un si grand nombre, et d'une si grande variété, que je laissai là cette étude, quoique très-amusante, parce que je manquais de loisir, ou, pour dire la vérité, d'expression.

Les mouches que j'avais observées étaient toutes distinguées les unes des autres par leurs couleurs, leurs formes et leurs allures. Il y en avait de dorées, d'argentées, de bronzées, de tigrées, de rayées, de bleues, de vertes, de rembrunies, de chatoyantes. Les unes avaient la tête arrondie comme un turban'; d'autres, allongée en pointe de clou. A quelquesunes, elle paraissait obscure comme un point de velours noir; elle étincelait à d'autres comme un rubis. Il n'y avait pas moins de variété dans leurs ailes : quelques-unes en avaient de longues et de brillantes, comme des lames de nacre; d'autres, de courtes et de larges, qui ressemblaient à des réseaux de la plus fine gaze. Chacune avait sa manière de les porter et de s'en servir. Les unes les portaient perpendiculairement, les autres horizontalement, et semblaient prendre plaisir à les étendre. Celles-ci volaient en tourbillonnant à la manière des papillons; celles-là s'élevaient en l'air, en se dirigeant contre le vent, par un mécanisme à peu près semblable à celui des cerfs-volants de papier qui s'élèvent en formant avec l'axe du vent, un angle, je crois, de 22 degrés et demi Les unes abordaient sur cette plante pour y déposer leurs œufs, d'autres simplement pour s'y mettre à l'abri du soleil; mais la plupart y venaient pour des raisons qui m'étaient tout à fait inconnues ; car les unes allaient et venaient dans un mouvement perpétuel, tandis que d'autres ne remuaient que la partie postérieure de leur corps. Il y en avait beaucoup qui étaient immobiles, et qui étaient peut-être occupées, comme moi, à observer. Je dédaignai, comme suffisamment connues, toutes les tribus des autres insectes qui étaient attirées, sur mon fraisier, telles que les limaçons qui se nichaient sous ses feuilles, les papillons qui voltigeaient autour, les sca

rabées qui en labouraient les racines, les petits vers qui trouvaient le moyen de vivre dans le parenchyme, c'est-à-dire, dans la seule épaisseur d'une feuille : les guêpes et les mouches à miel qui bourdonnaient autour de ses fleurs, les pucerons qui en suçaient les tiges, les fourmis qui léchaient les pucerons; enfin, les arraignées qui, pour attraper ces différentes proies, tendaient leurs filets dans le voisinage.

Quelque petits que fussent ces objets, Ils étaient dignes de mon attention, puisqu'ils avaient mérité celle de la nature. Je n'eusse pu leur refuser une place dans son histoire générale, lorsqu'elle leur en avait donné une dans l'univers. A plus forte raison, si j'eusse écrit l'histoire de mon fraisier, il eût fallu en tenir compte. Les plantes sont les habitations des insectes, et on ne fait point l'histoire d'une ville sans parler de ses habitans. D'ailleurs, mon fraisier n'était point dans son lieu naturel, en pleine campagne, sur la lisière d'un bois, ou sur le bord d'un ruisseau, où il eût été fréquenté par bien d'autres espèces d'animaux. Il était dans un pot de terre, au milieu des fumées de Paris. Je ne l'observais qu'à des momens perdus ; je ne connaissais point les insectes qui le visitaient dans le cours de la journée, encore moins ceux qui n'y venaient que la nuit, attirés par de simples émanations, ou peut-être par des lumières phosphoriques qui nous échappent. J'ignorais quels étaient ceux qui le fréquentaient pendant les autres saisons de l'année, et le reste de ses relations avec les reptiles, les amphibies, les poissons, les oiseaux, les quadrupèdes et les hommes surtout, qui comptent pour rien tout ce qui n'est pas à leur usage.

Mais il ne suffisait pas de l'observer, pour ainsi dire, du haut de ma grandeur; car dans ce cas ma science n'eût pas égalé celle d'une des mouches qui l'habitaient. Il n'y en avait pas une seule qui, le considérant avec ses petits yeux sphériques, n'y dût distinguer une infinité d'objets que je ne pouvais apercevoir qu'au miscroscope avec des recherches infinies. Leurs yeux même sont très-supérieurs à cet instrument qui ne nous montre que les objets qui sont à

son oyer, c'est-à-dire, à quelques lignes de distance; tandis qu'ils aperçoivent par un mécanisme qui ést tout à fait inconnu, ceux qui sont auprès d'eux et au loin. Ce sont à la fois des microscopes et des télescopes. De plus, par leur disposition circulaire autour de la tête, ils voient en même temps toute la voûte du ciel, dont ceux d'un astronome n'embrassent tout au plus que la moitié. Ainsi mes mouches devaient voir d'un coup-d'œil, dans mon fraisier, une distribution et un ensemble de parties que je ne pouvais observer au microscope que séparées les unes des autres, et successivement.

En examinant les feuilles de ce végétal, au moyen d'une lentille de verre qui grossissait médiocrement, je les ai trouvées divisées par compartimens hérissés de poils, séparés par des canaux et parsemés de glandes. Ces compartimens m'ont paru semblables à de grands tapis de verdure, leurs poils à des végétaux d'un ordre particulier, parmi lesquels il y en avait de droits, d'inclinés, de fourchus, de creusés en tuyaux, de l'extrémité desquels sortaient des gouttes de liqueurs ; et leurs canaux, ainsi que leurs glandes, me paraissaient remplis d'un fluide brillant. Sur d'autres espèces de plantes, ces poils et ces canaux se présentent avec des formes, des couleurs et des fluides différens. Il y a même des glandes qui ressemblent à des bassins ronds, carrés ou rayonnans. Or, la nature n'a rien fait en vain. Quand elle dispose un lieu propre à être habité, elle y met des animaux. Elle n'est pas bornée par la petitesse de l'espace. Elle en a mis avec des nageoires dans de simples gouttes d'eau, et en si grand nombre, que le physicien Leewenhoek y en a compté des milliers. Plusieurs autres après lui, entr'autres Robert Hook, en ont vu, dans une goutte d'eau, de la petitesse d'un grain de millet, les uns dix, les autres trente, et quelques-uns jusqu'à quarante-cinq mille. Ceux qui ignorent jusqu'où peut aller la patience et la sagacité d'un observateur, pourraient douter de la justesse de ces observations, si Lyonnet, qui les rapporte dans la Théologie des Insectes de Lesser, n'en faisait voir la possibilité par

un mécanisme assez simple. Au moins on est certain de l'existence de ces êtres, dont on a dessiné les différentes figures. On en trouve d'autres, avec des pieds armés de crochets, sur le corps de la mouche, et même sur celui de la puce. On peut donc croire par analogie, qu'il y a des animaux qui paissent sur les feuilles des plantes, comme les bestiaux dans nos prairies; qui se couchent à l'ombre de leurs poils imperceptibles, et qui boivent dans leurs glandes, façonnées en soleils, des liqueurs d'or et d'argent. Chaque partie des fleurs doit leur offrir des spectacles dont nous n'avons point d'idées. Les anthères jaunes des fleurs, suspendues sur des filets blancs, leur présentent de doubles solives d'or en équilibre sur des colonnes plus belles que l'ivoire; les corolles, des voûtes de rubis et de topaze, d'une grandeur incommensurable; les nectaires, des fleuves de sucre; les autres parties de la floraison, des coupes, des urnes, des pavillons, des dômes que l'architecture et l'orfèvrerie des hommes n'ont pas encore imités.

Je ne dis point ceci par conjecture; car un jour, ayant examiné au microscope des fleurs de thym, j'y distinguai, avec la plus grande surprise, de superbes amphores à long cou, d'une matière semblable à l'améthyste, du goulot desquelles semblaient sortir des lingots d'or fondu. Je n'ai jamais observé la simple corolle de la plus petite fleur, que je ne l'aie vue composée d'une matière admirable, demi-transparente, parsemée de brillans, et teinte des plus vives couleurs. Les êtres qui vivent sous leurs riches reflets, doivent avoir d'autres idées que nous de la lumière et des autres phénomènes de la nature. Une goutte de rosée qui filtre dans les tuyaux capillaires et diaphanes d'une plante leur présente des milliers de jets d'eau; fixée en boule à l'extrémité d'un de ses poils, un océan sans rivage; évaporée dans l'air, une mer aérienne. Ils doivent donc voir les fluides monter, au lieu de descendre; se mettre en rond, au lieu de se mettre de niveau; s'élever en l'air, au lieu de tomber. Leur ignorance doit être aussi merveilleuse que leur science. Comme ils ne connaissent à

fond que l'harmonie des plus petits objets, celle des grands doit leur échapper. Ils ignorent, sans doute, qu'il y a des hommes, et parmi les hommes des savans qui connaissent tout, qui expliquent tout, qui, passagers comme eux, s'élancent dans un infini en grand où ils ne peuvent atteindre, tandis qu'eux, à la faveur de leur petitesse, en connaissent un autre dans les dernières divisions de la matière et du temps. Parmi ces êtres éphémères, se doivent voir des jeu-. nesses d'un matin, et des décrépitudes d'un jour. S'ils ont des histoires, ils ont des mois, des années, des siècles, des époques proportionnées à la durée d'une fleur. Ils ont une autre chronologie que la nôtre, comme ils ont une autre hydraulique et une autre optique. Ainsi, à mesure que l'homme s'approche des élémens de la nature, les principes de sa science s'évanouissent.

Bernardin de Saint-Pierre. Etudes de la Nature.

Passage des Alpes par François 1.

On part: un détachement reste et se fait voir sur le Mont-Cénis et sur le Mont-Genèvre, pour inquiéter les Suisses et leur faire craindre une attaque. Le reste de l'armée passe à gué la Durance, et s'engage dans les montagnes, du côté de Guillestre: trois mille pionniers la précèdent. Le fer et le feu lui ouvrent une route difficile et périlleuse à travers des rochers; on remplit des vides immenses avec des fascines et de gros arbres; on bâtit des ponts de communication: on traîne, à force d'épaules et de bras, l'artillerie dans quelques endroits inaccessibles aux bêtes de somme : les soldats aident les pionniers; les officiers aident les soldats; tous indistinctement manient la pioche et la coignée, poussent aux roues, tirent les cordages; on gravit sur les montagnes; on fait des efforts plus qu'humains; on brave la mort qui semble ouvrir mille tombeaux dans ces vallées profondes que l'Argentière arrose, et où des torrens de glaces et de neiges fondues par le soleil, se préci

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