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CARACTERES MODERNES VERS 1T

Frédéric-le-Grand, Roi de Prusse.

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Ce Prince, dans l'âge des plaisirs, eut le courage de préférer à la molle oisiveté des cours, l'avantage de s'instruire. Le commerce des premiers hommes du siècle, et ses réflexions, mûrissaient, dans le secret, son génie naturellement actif, naturellement impatient de s'étendre. Ni la flatterie, ni la contradiction ne purent jamais le distraire de ses profondes méditations. Il forma de bonne heure le plan de sa vie et de son règne. On osa prédire à son avénement au trône que ses ministres ne seraient que ses secrétaires; les administrateurs de ses finances, que ses commis; ses généraux que ses aides de camp. Des circonstances heureuses le mirent à portée de développer aux yeux des nations des talens acquis dans la retraite. Saisissant avec une rapidité qui n'appartenait qu'à lui le point décisif de ses intérêts, Frédéric attaqua une puissance qui avait tenu ses ancêtres dans la servitude. Il gagna cinq batailles contre elle, lui enleva la meilleure de ses provinces, et fit la paix aussi à propos qu'il avait fait la guerre.

En cessant de combattre, il ne cessa pas d'agir. On le vit aspirer à l'admiration des mêmes peuples dont il avait été la terreur. Il appela tous les arts à lui, et les associa à sa gloire. Il réforma les abus de la justice, et dicta lui-même des lois pleines de sagesse. Un ordre simple, invariable, s'établit dans toutes les parties de l'administration. Persuadé que l'autorité du souverain est un bien commun à tous les sujets, une protection dont ils doivent tous également jouir, il voulut que chacun d'eux eût la liberté de l'approcher et de lui écrire. Tous les instans de sa vie étaient consacrés au bien de ses peuples. Ses délassemens même leur étaient utiles.

Nous n'ignorons pas qu'il est difficile d'apprécier ses contemporains. Les Princes sont sur-tout ceux qu'on peut le moins se flatter de bien connaître. La renommée en parle rarement sans passion. C'est le plus souvent d'après les bassesses de la flatterie, d'après les injustices de l'envie, qu'ils sont jugés. Le cri confus de tous les intérêts, de tous les sentimens

qui s'agitent et changent autour d'eux, trouble ou suspend le jugement des sages mêmes.

Cependant, s'il était permis de prononcer, d'après une multitude de faits liés les uns aux autres, on dirait de Frédéric qu'il sut dissiper les complots de l'Europe conjurée contre lui, qu'il joignit à la grandeur et à la hardiesse des entreprises, un secret impénétrable dans les moyens; qu'il changea la manière de faire la guerre, qu'on croyait, avant lui, portée à sa perfection; qu'il montra un courage d'esprit, dont l'histoire lui fournissait peu de modèles ; qu'il tira de ses fautes mêmes plus d'avantages que les autres n'en savent tirer de leurs succès; qu'il fit taire d'étonnement ou parler d'admiration toute la terre, et qu'il donna autant d'éclat à sa nation, que d'autres souverains en reçoivent de leurs peuples.

Raynal, Histoire philosophique.

Pierre-le-Grand, Empereur de Russie. Pierre-le-Grand fut regretté en Russie de tous ceux qu'il avait formés; et la génération qui suivit celle des partisans des anciennes mœurs, le regarda bientôt comme son père. Quand les étrangers ont vu que tous ses établissemens étaient durables, ils ont eu pour lui une admiration constante, et ils ont avoué qu'il avait été inspiré plutôt par une sagesse extraordinaire, que par l'envie de faire des choses étonnantes. L'Europe a reconnu qu'il avait aimé la gloire, mais qu'il l'avait mise à faire du bien ; que ses défauts n'avaient jamais affaibli ses grandes qualités; qu'en lui l'homme eut ses taches, et que le monarque fut toujours grand; il a forcé la nature en tout, dans ses sujets, dans lui-même, et sur la terre et sur les eaux ; mais il l'a forcée pour l'embellir. Les arts, qu'il a transplantés de ses mains dans des pays dont plusieurs alors étaient sauvages, ont, en fructifiant, rendu témoignage à son génie et éternisé sa mémoire ; ils paraissent aujourd'hui originaires des pays mêmes où il les a portés. Lois, police, politique, discipline militaire, marine, commerce, manufactures, sciences, beaux

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arts, tout s'est perfectionné selon ses vues; et par une singularité dont il n'est point d'exemple, ce sont quatre femmes, montées après lui sur le trône, qui ont maintenu tout ce qu'il acheva et ont perfectionné tout ce qu'il entreprit.

C'est aux historiens nationaux d'entrer dans tous les détails des fondations, des lois, des guerres et des entreprises de Pierre-le-Grand. Il suffit à un étranger d'avoir essayé de montrer ce que fut le grand homme qui apprit de Charles XII à le vaincre, qui sortit deux fois de ses Etats pour les mieux gouverner, qui travailla de ses mains à presque tous les arts nécessaires, pour en donner l'exemple à son peuple, et qui fut le fondateur et le père de son empire.

Voltaire, Histoire de Pierre-le-Grand.

Cromwell.

Un homme s'est rencontré d'une profondeur d'esprit incroyable; hypocrite rafiné autant qu'habile politique; capable de tout entreprendre et de tout cacher: également actif et infatigable dans la paix et dans la guerre; qui ne laissait rien à la fortune de ce qu'il pouvait lui ôter par conseil et par prévoyance; mais au reste, si vigilant et si prêt à tout, qu'il n'a jamais manqué les occasions qu'elle lui a présentées; enfin, un de ces esprits remuans et audacieux, qui semblent être nés pour changer le monde. Que le sort de tels esprits est hasardeux, et qu'il en paraît dans l'histoire à qui leur audace a été funeste ! Mais aussi que ne sont-ils pas, quand il plaît à Dieu de s'en servir! Il fut donné à celui-ci de tromper les peuples, et de prévaloir contre les Rois. Car, comme il eut aperçu que dans ce mélange infini de sectes qui n'avaient plus de règles certaines, le plaisir de dogmatiser, sans être repris ni contraint par aucune autorité ecclesiastique ni séculière, était le charme qui possédait les esprits, il sut si bien les concilier par-là, qu'il fit un corps redoutable de cet assemblage monstrueux. Quand une fois on a trouvé le moyen de

prendre la multitude par l'appât de la liberté, elle suit en aveugle, pourvu qu'elle en entende seulement le nom. Ceux-ci, occupés du premier objet qui les avait transportés, allaient toujours, sans regarder qu'ils allaient à la servitude; et leur subtil conducteur, qui en combattant, en dogmatisant, en mêlant mille personnages divers, en faisant le docteur et le prophète, aussi bien que le soldat et le capitaine, vit qu'il avait tellement enchanté le monde, qu'il était regardé de toute l'armée comme un chef envoyé de Dieu pour la protection de l'indépendance, commença à s'apercevoir qu'il pouvait encore les pousser plus loin. C'était le conseil de Dieu d'instruire les Rois. Quand ce grand Dieu a choisi quelqu'un pour être l'instrument de ses desseins, rien n'en arrête le cours ; ou il enchaîne, ou il aveugle, ou il dompte tout ce qui est capable de résistance.

Bossuet, Oraisons funèbres.

Bedmar.

Le Marquis de Bedmar est l'un des plus puissans génies que l'Espagne ait jamais produit. On voit par les écrits qu'il a laissés, qu'il possédait tout ce qu'il y' a dans les historiens anciens et modernes, qui peut former un homme extraordinaire. Il comparait les choses qu'il racontait avec celles qui se passaient de son temps. Il observait exactement les différences et les ressemblances des affaires, et combien ce qu'elles ont de différent change ce qu'elles ont de semblable. Il portait d'ordinaire son jugement sur l'issue d'une entreprise, aussi-tôt qu'il en savait le plan et les fondemens. S'il trouvait par la suite qu'il n'eût pas deviné, il remontait à la source de son erreur, et tâchait de découvrir ce qui l'avait trompé. Par cette étude, il avait compris qu'elles sont les voies sûres, les véritables moyens et les circonstances capitales qui présagent un bon succès aux grands desseins, et qui les font presque toujours réussir. Cette pratique continuelle de lecture, de méditation et d'observation des

choses du monde, l'avait élevé à un tel point de sagacité, que ses conjectures sur l'avenir passaient presque dans le conseil d'Espagne pour des prophéties. A cette connaissance profonde de la nature des grandes affaires, étaient joints des talens singuliers pour les manier; une facilité de parler et d'écrire avec un agrément inexprimable; un instinct merveilleux pour se connaître en hommes; un air toujours gai et ouvert, où il paraissait plus de feu que de gravité, éloigné de la dissimulation jusqu'à approcher de la naïveté; une humeur libre et complaisante, d'autant plus impénétrable, que tout le monde croyait la pénétrer; des manières tendres, insinuantes et flatteuses, qui attiraient le secret des cœurs les plus difficiles à s'ouvrir; toutes les apparences d'une extrême liberté d'esprit dans les plus cruelles agitations.

Saint Réal, Conjuration contre Venise.

Walstein.

Albert Walstein eut l'esprit grand et hardi, mais inquiet et ennemi du repos; le corps vigoureux et haut, le visage plus majestueux qu'agréable. Il fut naturellement fort sobre, ne dormant quasi point, travaillant toujours, supportant aisément le froid et la faim, fuyant les délices, et surmontant les incommodités de la goutte et de l'àge par la tempérance et par l'exercice; parlant peu, pensant beaucoup, écrivant lui-même toutes ses affaires; vaillant et judicieux à la guerre, admirable à lever et à faire subsister les armées, sévère à punir les soldats, prodigue à les récompenser, pourtant avec choix et dessein; toujours ferme contre le malheur, civil dans le besoin; d'ailleurs orgueilleux et fier; ambitieux sans mesure; envieux de la gloire d'autrui, jaloux de la sienne implacable dans la haine, cruel dans la vengeance, prompt à la colère, ami de la magnificence, de l'ostentation et de la nouveauté; extravagant en apparence, mais ne faisant rien sans dessein, et ne manquant jamais de prétexte du bien public, quoiqu'il

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