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tachemens criminels ont leurs dégoûts, leurs contretemps, leurs bruits désagréables; les spectacles ne trouvant presque plus dans les spectateurs que des âmes grossièrement dissolues et incapables d'être réveillées que par les excès les plus monstrueux de la débauche, deviennent fades en ne remuant que ces passions délicates, qui ne font que montrer le crime de loin, et dresser des pièges à l'innocence; le Monde enfin est un lieu où l'espérance même, qu'on regarde comme une passion si douce, rend tous les hommes malheureux; où ceux qui n'espèrent rien, se croient encore plus misérables; où tout ce qui plaît ne plaît jamais long-temps, et où l'ennui est presque la destinée la plus douce et la plus supportable qu'on puisse y attendre. Voilà le Monde ; et ce n'est pas ce Monde obscur qui ne connaît ni les grands plaisirs, ni les charmes de la prospérité, de la faveur et de l'opulence; c'est le Monde dans son beau; c'est vousmêmes qui m'écoutez. Voilà le Monde, et ce n'est pas ici une de ces peintures imaginées, et dont on ne trouve nulle part la ressemblance. Je ne peins le Monde que d'après votre cœur, c'est-à-dire, tel que vous le connaissez, et le sentez tous les jours vousmêmes. Le même.

Une Armée.

Qu'est-ce qu'une Armée? c'est un corps animé d'une infinité de passions différentes, qu'un homme habile fait mouvoir pour la défense de la patrie : c'est une troupe d'hommes armés qui suivent aveuglément les ordres d'un chef, dont ils ne savent par les intentions; c'est une multitude d'âmes pour la plupart viles et mercenaires, qui, sans songer à leur propre réputation, travaillent à celle des Rois et des conquérans; c'est un assemblage confus de libertins, qu'il faut assujettir à l'obéissance; de lâches, qu'il faut mener au combat; de téméraires, qu'il faut retenir; d'impatiens, qu'il faut accoutumer à la confiance. Quelle prudence ne faut-il pas pour conduire

et réunir au seul intérêt public tant de vues et de volontés différentes? Comment se faire craindre, sans se mettre en danger d'être baï, et bien souvent abandonné? Comment se faire aimer, sans perdre un peu de l'autorité, et relâcher de la discipline nécessaire? Fléchier. Oraison funèbre de Turenne.

Les Combats de Mer, plus terribles que ceux de Terre.

Si jamais l'homme eut occasion de développer cet instinct de courage que lui donna la nature, c'est dans les combats qui se livrent sur Mer. Les batailles de Terre présentent à la vérité un spectable terrible; mais du moins le sol qui porte les combattans, ne menace point de s'entr'ouvrir sous leurs pas; l'air qui les environne n'est pas leur ennemi, et les laisse. diriger leurs mouvemens à leur gré; la Terre entière leur est ouverte pour échapper au danger. Dans les combats de Mer, tout conspire à augmenter les périls, à diminuer les ressources. L'eau n'offre que des abîmes, dont la surface, balancée par d'éternelles secousses, est toujours prête à s'ouvrir. L'air agité par les vents produit des orages, trompe les efforts de l'homme, et le précipite au devant de la mort qu'il veut éviter. Le feu déploie sur les eaux son activité terrible, entr'ouvre les vaisseaux, et réunit la double horreur d'un naufrage et d'un embrasement. La Terre, ou reculée à une grande distance, refuse son asile; ou, si elle est près, sa proximité même est dangereuse, et le refuge est souvent un écueil. L'homme isolé et séparé du monde entier, est resserré dans une prison étroite d'où il ne peut sortir, tandis que la mort y entre de toutes parts. Mais, parmi ces horreurs, il trouve quelque chose de plus terrible pour lui: c'est l'homme son semblable, qui, armé du fer, et, mêlant l'art à la fureur, l'approche, le joint, le combat, lutte contre lui sur ce vaste tombeau, et unit les efforts de sa rage à celle de l'eau, des vents et du feu.

Thomas, Eloge de Duguay-Trouin.

La Police de Paris.

Les citoyens d'une ville bien policée jouissent de l'ordre qui y est établi, sans songer combien il en coûte de peines à ceux qui l'établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvemens célestes, sans en avoir aucune connaissance; et même plus l'ordre d'une police ressemble, par son uniformité, à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent, il est toujours d'autant plus ignoré, qu'il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître et l'approfondir en serait effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d'accidens peuvent toujours tarir quelques sources; réprimer la tyrannie des marchands à l'égard du public, et en même temps animer leur commerce; empêcher les usurpations mutuelles des uns sur les autres, souvent difficiles à démêler; reconnaître, dans une foule infinie, tous ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse, en purger la société, ou ne les tolérer qu'autant qu'ils lui peuvent être utiles, par des emplois dont d'autres qu'eux ne se chargeraient pas, ou ne s'acquitteraient pas si bien ; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessité, qu'ils sont toujours prêts à franchir; les renfermer dans l'obscurité à laquelle ils doivent être condamnés, et ne les en tirer pas même par des châtimens trop éclatans; ignorer ce qu'il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement; pénétrer, par des conduits souterrains, dans l'intérieur des familles, et leur garder des secrets qu'elles n'ont pas confiés, tant qu'il n'est pas nécessaire d'en faire usage; être présent partout sans être vu: enfin, mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l'âme toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps: voilà quelles sont, en général, les fonctions du magistrat de la police. Il ne semble pas qu'un homme seul y puisse suffire, ni par la quantité des choses dont il faut être

instruit, ni par celle des vues qu'il faut suivre, ni par, l'application qu'il faut apporter, ni par la variété des conduites qu'il faut tenir, et des caractères qu'il faut prendre; mais la voix publique répondra si d'Argenson a suffi à tout.

Fontenelle. Eloge de d'Argenson.

La Vraie Gloire.

La Gloire est un sentiment qui nous élève à nos propres yeux, et qui accroît notre considération aux yeux des hommes éclairés. Son idée est indivisiblement liée avec celle d'une grande difficulté vaincue, d'une grande utilité subséquente au succès, et d'une égale augmentation de bonheur pour l'univers, ou pour la patrie. Quelque génie que je reconnaisse dans l'invention d'une arme meurtrière, j'exciterais une juste indignation, si je disais que tel homme ou telle nation eut la gloire de l'avoir inventée. La Gloire, du moins selon les idées que je m'en suis formées, n'est pas la récompense du plus grand succès dans les sciences. Inventez un nouveau calcul, composez un poëme sublime, ayez surpassé Cicéron ou Démosthènes en éloquence, Thucydide ou Tacite dans l'histoire, je vous accorderai la célébrité, mais non la Gloire. On ne l'obtient pas davantage de l'excellence du talent dans les arts. Je suppose que vous avez tiré d'un bloc de marbre, ou le Gladiateur, ou l'Apollon du Belvédère; que la Transfiguration soit sortie de votre pinceau, ou que vos chants simples, expressifs et mélodieux, vous aient placé sur la ligne de Pergolese, vous jouirez d'une grande réputation, mais non de la Gloire. Je dis plus égalez Vauban dans l'art de fortifier les places, Turenne ou Condé dans l'art de commander les armées; gagnez des batailles, conquérez des provinces, toutes ces actions seront belles, sans doute, et votre nom passera à la postérité la plus reculée; mais c'est à d'autres qualités que la Gloire est réservée. On n'a pas la Gloire pour avoir ajouté à celle de sa nation. On est l'hon

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neur de son corps, sans être la gloire de son pays. Un particulier peut souvent aspirer à la réputation, à la renommée, à l'immortalité : il n'y a que des circonstances rares, une heureuse étoile, qui puissent le conduire à la Gloire.

La Gloire appartient à Dieu dans le ciel. Sur la terre, c'est le lot de la vertu, et non du génie; de la vertu utile, grande, bienfaisante, éclatante, héroïque. C'est le lot d'un monarque qui s'est occupé, pendant un règne orageux, du bonheur de ses sujets, et qui s'en est occupé avec succès. C'est le lot d'un sujet, qui aurait sacrifié sa vie au salut de ses concitoyens. C'est le lot d'un peuple qui aura mieux aimé mourir libre que de vivre esclave. C'est le lot, non d'un César ou d'un Pompée, mais d'un Régulus ou d'un Caton. C'est le lot d'un Henri IV.

Raynal. Histoire Philosophique.

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