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pendance, s'il pouvait ouvrir son âme au désir de la fortune et au vil intérêt? Non : L'intérêt et la liberté se combattent. Homme de Lettres, si tu as de l'ambition, ta pensée devient esclave, et ton âme n'est plus à toi. Va, la richesse ne cherche pas les hommes libres, elle ne pénètre pas dans les solitudes; elle ne court pas après la vertu, elle fuit surtout la vérité. Si tu t'occupes de fortune, tu te mets toimême à l'enchère: crains de calculer bientôt le prix d'une bassesse, et le salaire d'un mensonge. Si ton âme est noble, ta fortune est l'honneur; ta fortune est l'estime de ta patrie, l'amour de tes concitoyens, le bien que tu peux faire. Si elle ne te suffit pas, renonce à un état que tu déshonores. Tu serais à la fois vil et malheureux, tourmenté et coupable, tu serais trop à plaindre. Que le véritable Homme de Lettres est différent! Tout ce qui trouble et agite les autres hommes n'a point d'empire sur lui. Il ne court point après les récompenses, la sienne est dans son cœur. Si les richesses s'offrent à lui, il s'honore par leur usage; si elles s'éloignent, il s'honore par sa pauvreté. Ainsi les jours se succèdent, ainsi les années s'écoulent entre le bonheur et la paix. Enfin la tranquille vieillesse vient couronner ses travaux. Il voit le dernier terme sans remords et sans trouble. Il tourne les yeux vers la patrie dont il se sépare. Elle l'a honoré, elle le regrette. Il voit la postérité qui s'avance pour recevoir son nom. Si, en ramenant ses regards sur lui-même, il parcourt toutes les pensées de sa vie, il n'en trouve aucune qu'il désirât pouvoir effacer, toutes ont été utiles, toutes consacrées au bonheur des hommes. La douce idée de l'avenir se joint à celle du passé, et répand la sérénité sur ses derniers momens. meurt, mais ses pensées vivent, et feront encore quelque bien à la terre, lorsque ses cendres mêmes ne seront plus. Telle est la carrière de l'Homme de Lettres citoyen: en est-il une où la gloire soit plus douce, et laisse au fond d'un cœur honnête une satisfaction plus touchante et plus pure?

Thomas. Discours à l'Académie Française.

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La Maison, les Amis, les Plaisirs de Jean-Jacques à la campagne, s'il était riche.

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Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts; et quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gai que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons dans mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, et pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger, semblable à celui dont il sera parlé ci-après. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or, cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis aimant le plaisir, et s'y connaissant; de femmes qui pussent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le rateau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusemens divers, qui ne nous donneraient chaque soir que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active Tous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaîté, les

travaux rustiques, les folâtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en baleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre; quelquefois au loin, près d'une source vive, sur l'herbe verdoyante et fraîche, sous des touffes d'aulnes et de coudriers: une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaises; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout autre se préférât de même à lui de cette familiarité cordiale et modérée, naîtrait sans grossièreté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns laquais épiant nos discours, critiquant tout bas nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long dîner. Nous serions nos valets, pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin, qui lui feraient porter plus gaîment sa misère; et moi j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: "Je suis encore homme."'

A

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitans du lieu, j'y serais des premiers avec má troupe. Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais en échange des biens d'un prix inestimable, des biens si peu con

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nus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaîment au bout de leur longue table, j'y ferais chorus au refrein d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange, de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra. J. J. Rousseau. Emile.

La Jalousie.

Jalousie, toi que la vanité et le besoin firent naître, mère de tant de tourmens et de noires fureurs, comment te représenter? Malheureux le cœur qui a ressenti ses cruelles atteintes! Dès qu'une fois elle est entrée dans une âme, dès qu'elle a commencé d'y établir son empire, elle ne cesse jamais d'y régner; elle peut laisser respirer pendant quelques momens l'être infortuné dont elle tient le cœur dans ses mains cruelles, mais ce n'est le plus souvent que pour lui faire éprouver des tourmens encore plus affreux: plus de repos, plus de plaisir, plus de joie, plus de tranquille paix sans cesse inquiète, sans cesse écoutant tout, elle crée elle-même des fantômes qui la déchirent; les lieux les plus solitaires, les plus reculés sont ceux où elle va composer ses noirs venins, pour les répandre ensuite: mais ce venin si actif, ce venin si funeste aux malheureux objets de sa rage, se répand sur elle-même, l'infecte et la dévore, elle est la première victime de ses projets horribles et inhumains; la vengeance la plus atroce ne peut arracher le trait qui l'a blessée, elle ne fait que l'agiter et agrandir la plaie: sans cesse en proie à l'horrible serpent qui la couvre de ses poisons, elle fait de vains efforts pour s'en débarrasser le monstre la saisit, la serre au milieu de ses horribles contours, et sans cesse perçant son cœur de son aiguillon infecté, il lui fait éprouver des maux plus cruels que tous ceux que préparent ses haines et ses vengeances : rien n'est sacré pour elle; si elle marche presque toujours dans l'ombre, la rage et le désespoir font briller devant elle leurs torches funèbres; presque toujours

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elle porte ses coups d'une main assurée, et son poi gnard altéré de sang ne frappe presque jamais en vain. Lacépède. Poétique de la musiqué.

La Femme.

L'auteur de la nature a donné à chacun de nous, dans notre espèce, un ami naturel, propre à supporter tous les besoins de notre vie, et à subvenir à toutes les affections de notre cœur et à toutes les inquiétudes de notre tempérament.

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La Femme plaît à tous nos sens, par sa forme et par ses grâces. Elle a, dans son caractère, tout ce qui peut intéresser le cœur humain dans tous les âges. Elle mérite, par les soins longs et pénibles qu'elle prend de notre enfance, nos respects comme mère, et notre reconnaissance comme nourrice; ensuite, dans la jeunesse, notre amour comme maîtresse; dans l'âge viril, notre tendresse comme épouse, notre confiance comme économe, notre protection comme faible; et dans la vieillesse, nos égards comme la mère de notre postérité, et notre intimité, comme une amie qui a été la compagne de notre bonne et de notre mauvaise fortune. Sa légèreté et ses caprices mêmes, balancent en tout temps la gravité et la constance trop réfléchie de l'homme, et en acquièrent réciproquement de la pondération. Ainsi, les défauts d'un sexe et les excès de l'autre se compensent mutuellement.

Bernardin de Saint-Pierre. Etudes de la Nature.

Le Présent, l'Avenir.

Les hommes passent comme les fleurs qui s'épanouissent le matin, et qui le soir sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide; rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout ce qui paraît le plus immobile. Toi-même, ò mon

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