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Cicéron.

Né dans un rang obscur, on sait qu'il devint, par son génie, l'égal de Pompée, de César, de Caton. Il gouverna et sauva Rome, fut vertueux dans un siècle de crimes, défenseur des lois dans l'anarchie, républicain parmi des grands qui se disputaient le droit d'être oppresseurs. Il eut cette gloire, que tous les ennemis, de l'Etat furent les siens. Il vécut dans les orages, les travaux, le succès et le malheur. Enfin, après avoir soixante ans défendu les particuliers et l'Etat, lutté contre les tyrans, cultivé au milieu des affaires la philosophie, l'éloquence et les lettres, il périt. Un homme à qui il avait servi de protecteur et de père, vendit son sang; un homme à qui il avait sauvé la vie, fut son assassin. Trois siècles après, un Empereur plaça son image dans un temple domestique, et l'honora à côté des Dieux.

Il y a des caractères indécis qui sont un mélange de grandeur et de faiblesse, et quelques personnes mettent Cicéron de ce nombre. Vertueux, dit-on, mais circonspect; tour à tour brave et timide; aimant la patrie, mais craignant les dangers; ayant plus d'élévation que de force; sa fermeté, quand il en eut, tenait plus à son imagination qu'à son âme. Quoiqu'il en soit, nous ne pouvons douter que Cicéron, sous César même, n'ait paru toujours attaché à la patrie et à l'ancien gouvernement. Ses amis cherchèrent à le détourner de faire l'éloge de Caton, ou voulurent du moins l'engager a l'adoucir; il n'en fit rien.

On sait qu'il aimait la gloire, et qu'il ne l'attendait pas toujours. Il se précipitait vers elle, comme s'il eût été moins sûr de l'obtenir. Pardonnons-lui pourtant, et sur-tout après son exil. Songeons qu'il eut sans cesse à combattre la jalousie et la haine. Un grand homme persécuté a des droits que n'a pas le reste des hommes.

Thomas. Essai sur les Eloges.

Tacite.

Pour peu qu'on soit sensible au nom de Tacite, l'imagination s'échauffe, et l'âme s'élève. Si on demande quel est l'homme qui a le mieux peint les vices et les crimes, et qui inspire mieux l'indignation et le mépris pour ceux qui ont fait le malheur des hommes, je répondrai: c'est Tacite; qui donne un plus saint respect pour la vertu malheureuse, et la représente d'une manière plus auguste, ou dans les fers, ou sous les coups d'un bourreau? c'est Tacite; qui a le mieux flétri les affranchis et les esclaves, et tous ceux qui rampaient, flattaient, pillaient et corrompaient à la Cour des Empereurs? c'est encore Tacite. Qu'on me cite un homme qui ait jamais donné un caractère plus imposant à l'histoire, un air plus terrible à la postérité. Philippe II, Henri VIII, et Louis XI, n'auraient jamais dû voir Tacite dans une bibliothèque, sans une espèce d'effroi.

Si de la partie morale nous passons à celle du génie, quel homme a dessiné plus fortement les caractères ? qui est descendu plus avant dans les profondeurs de la politique? a mieux tiré de grands résultats des plus petits événemens? a mieux fait, à chaque ligne, dans l'histoire d'un homme, l'histoire de l'esprit humain et de tous les siècles? a mieux surpris la bassesse qui se cache et s'enveloppe ? a mieux démêlé tous les genres de crainte, tous les genres de courage, tous les secrets des passions, tous les motifs des discours, tous les contrastes entre les sentimens et les actions, tous les mouvemens que l'âme se dissimule? a mieux tracé le mélange bizarre des vertus et des vices, l'assemblage des qualités différentes et quelquefois contraires, la férocité froide et sombre dans Tibère, la férocité ardente dans Caligula, la férocité imbécille dans Claude, la férocité sans frein comme sans honte dans Néron, la férocité hypocrite et timide dans Domitien; les crimes de la domination et ceux de l'esclavage; la fierté qui sert d'un côté pour commander; de l'autre la corruption tranquille et lente, et la corruption impétueuse et bardie'; le caractère et l'esprit des révo

lutions, les vues opposées des chefs, l'instinct féroce et avide du soldat, l'instinct tumultueux et faible de la multitude; et dans Rome, la stupidité d'un grand peuple, à qui le vaincu, le vainqueur, sont également indifférents, et qui, sans choix, sans regret, sans désir, assis aux spectacles, attend froidement qu'on lui annonce son maître, prêt à battre des mains au hasard à celui qui viendra, et qu'il aurait foulé aux pieds, si un autre eût vaincu? Enfin, dix pages de Tacite apprennent plus à connaître les hommes, que les trois quarts des histoires modernes ensemble. C'est le livre des vieillards, des philosophes, des citoyens, des courtisans, des Princes. Il console des hommes celui qui en est loin, il éclaire celui qui est forcé de vivre avec eux. Il est trop vrai qu'il n'apprend pas à les estimer; mais on serait trop heureux que leur commerce à cet égard ne fût pas plus dangereux que Tacite même.

En

J'ai parlé de son éloquence, elle est connue. général, ce n'est pas une éloquence de mots et d'harmonie, c'est une éloquence d'idées qui se succèdent et se heurtent. Il semble partout que la pensée se resserre pour occuper moins d'espace. On ne la prévient jamais, on ne fait que la suivre. Souvent elle ne se déploie pas toute entière, et elle ne se montre, pour ainsi dire, qu'en se cacbant. Qu'on imagine une langue rapide comme les mouvemens de l'âme ; une langue qui, pour rendre un sentiment, ne le décomposerait jamais en plusieurs mots; une langue dont chaque son exprimerait une collection d'idées: telle est presque la perfection de la langue Romaine dans Tacite. Point de signe superflu, point de cortège inutile. Les pensées se pressent et entrent en foule dans l'imagination; mais elles la remplissent sans la fatiguer jamais. A l'égard du style, il est hardi, précipité, souvent brusque, toujours plein de vigueur, il peint d'un trait. La liaison est plus entre les idées qu'entre les mots. Les muscles et les nerfs y dominent plus que la grâce. C'est le Michel-Ange des écrivains. Il a sa profondeur, sa force, et peut-être un peu de sa rudesse. Le même. ibid.

PARALLÈLES DES MODERNES.

Pierre-le-Grand et Charles XII.

Le Nord fut troublé dès l'an 1700, par les deux hommes les plus singuliers qui fussent sur la terre. L'un était le Czar Pierre Alexiowitz, Empereur de Russie; et l'autre, le jeune Charles XII, Roi de Suède. Le Czar Pierre, supérieur à son siècle et à sa nation, a été, par son génie et par ses travaux, le réformateur, ou plutôt le fondateur de son Empire. Charles XII, plus magnanime, mais moins utile à ses sujets; fait pour commander à des soldats, et non à des peuples, a été le premier des héros de son temps; mais il est mort avec la réputation d'un Roi imprudent. La désolation du Nord, dans une guerre de dix-huit années, a dû son origine à la politique ambitieuse du Czar, du Roi de Danemarck et du Roi de Pologne, qui voulurent profiter de la jeunesse de Charles XII, pour lui ravir une partie de ses Etats. Le Roi Charles, à l'âge de seize ans, les vainquit tous trois. Il fut la terreur du Nord, et passa déjà pour un grand homme, dans un âge où les autres hommes n'ont pas reçu encore toute leur éducation. Il fut neuf ans le Roi le plus redoutable qui fût au monde, et neuf autres années le plus malheureux.

Guillaume III et Louis XIV.

Voltaire.

Guillaume III laissa la réputation d'un grand politique, quoiqu'il n'eût point été populaire, et d'un Gégéral à craindre, quoiqu'il eût perdu beaucoup de batailles. Toujours mesuré dans sa conduite, et jamais, vif que dans un jour de combat, il ne régna paisiblement en Angleterre, que parce qu'il ne voulut pas y

être absolu. On l'appelait, comme on sait, le Stathouder des Anglais, et le Roi des Hollandais. Il savait toutes les langues de l'Europe, et n'en parlait aucune avec agrément, ayant beaucoup plus de réflexion dans l'esprit que d'imagination. Son caractère était en tout l'opposé de Louis XIV; sombre, retiré, sévère, sec, silencieux autant que Louis était affable. Il haïssait les femmes autant que Louis les aimait. Louis faisait la guerre en Roi, et Guillaume en Soldat. Il avait combattu contre le grand Condé et contre Luxembourg, laissant la victoire indécise entre Condé et lui à Senef, et réparant en peu de temps ses défaites à Fleurus, à Steinkerque, à Nerwinde; aussi fier que Louis XIV, mais de cette fierté triste et mélancolique qui rebute plus qu'elle n'impose. Si les beaux-arts fleurirent en France par les soins de son Roi, ils furent négligés en Angleterre, où l'on ne connut plus qu'une politique dure et inquiète, conforme au génie du Prince.

Ceux qui estiment plus le mérite d'avoir défendu sa patrie, et l'avantage d'avoir acquis un Royaume sans aucun droit de la nature, de s'y être maintenu sans être aimé, d'avoir gouverné souverainement la Hollande sans la subjuguer, d'avoir été l'âme et le chef de la moitié de l'Europe, d'avoir eu les ressources d'un Général et la valeur d'un soldat, de n'avoir jamais persécuté personne pour la religion, d'avoir méprisé toutes les superstitions des hommes, d'avoir été simple et modeste dans ses mœurs ; ceux-là sans doute donneront le nom de Grand à Guillaume plutôt qu'à Louis. Ceux qui sont plus touchés des plaisirs et de l'éclat d'une Cour brillante, de la magnificence, de la protection donnée aux arts, du zèle pour le bien public, de la passion pour la gloire, du talent de régner; qui sont plus frappés de cette hauteur avec laquelle des Ministres et des Généraux ont ajouté des provinces à la France, sur un ordre de leur Roi ; qui s'étonnent davantage d'avoir vu un seul Etat résister à tant de Puissances; ceux qui estiment plus un Roi de France qui sait donner l'Espagne à son petit-fils, qu'un gendre qui détrône son beau-père; enfin, ceux

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