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En réduisant l'héroïsme à sa juste mesure, Sophocle baissa le ton de la tragédie, et bannit ces expressions qu'une imagination furieuse dictait à Eschyle, et qui jetaient l'épouvante dans l'âme des spectateurs : son style, comme celui d'Homère, est plein de force, de magnificence, de noblesse et de douceur; jusque dans la peinture des passions les plus violentes, il s'assortit heureusement à la dignité des personnages.

Eschyle peignit les hommes plus grands qu'ils ne peuvent être ; Sophocle, comme ils devraient être ; Euripide, tels qu'ils sont. Les deux premiers avaient négligé des passions et des situations que le troisième crut susceptibles de grands effets. Il représenta tantôt des Princesses brûlantes d'amour, et ne respirant que l'adultère et les forfaits, tantôt des Rois dégradés par l'adversité, au point de se couvrir de haillons et de tendre la main, à l'exemple des mendians. Ces tableaux, où l'on ne retrouvait plus l'empreinte de la main d'Eschyle, ni celle de Sophocle, soulevèrent d'abord les esprits on disait qu'on ne devait, sous aucun prétexte, souiller le caractère ni le rang des héros de la scène ; qu'il était honteux de décrire avec art des images honteuses, et dangereux de prêter au vice l'autorité des grands exemples.

Mais ce n'était plus le temps où les lois de la Grèce infligeaient une peine aux artistes qui ne traitaient pas leur sujet avec une certaine décence. Les âmes s'énervaient, et les bornes de la convenance s'éloignaient de jour en jour; la plupart des Athéniens furent moins blessés des atteintes que les pièces d'Euripide portaient aux idées reçues, qu'entraînés par le sentiment dont il avait su les animer; car ce poète, habile à manier toutes les affections de l'âme, est admirable lorsqu'il peint les fureurs de l'amour, ou qu'il excite les émotions de la pitié ; c'est alors que, se surpassant lui-même, il parvient quelquefois au sublime, pour lequel il semble que la nature ne l'avait pas destiné. Les Athéniens s'attendrirent sur le sort de Phèdre coupable; ils pleurèrent sur celui du malheureux Téléphe, et l'auteur fut justifié,

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Dans les pièces d'Eschyle et de Sophocle, les passions, empressées d'arriver à leur but, ne prodiguent point des maximes qui suspendraient leur marche; le second surtout a cela de particulier, que tout en courant, et presque sans y penser, d'un seul trait il décide le caractère et dévoile les sentimens secrets de ceux qu'il met en scène. C'est ainsi que, dans son Antigone, un mot échappé comme par hasard à cette Princesse laisse éclater son amour pour le fils de Créon. Euripide multiplia les sentences et les réflexions; il se fit un plaisir ou un devoir d'étaler ses connaissances, et se livra souvent à des formes oratoires de là les divers jugemens qu'on porte de cet auteur, et les divers aspects sous lesquels on peut l'envisager. Comme philosophe, il eut un grand nombre de partisans; les disciples d'Anaxagore et ceux de Socrate, à l'exemple de leurs maîtres, se félicitèrent de voir leur doctrine applaudie sur le théâtre ; et, sans pardonner à leur nouvel interprète quelques expressions trop favorables au despotisme, ils se déclarèrent ouvertement pour un écrivain qui inspirait l'amour des devoirs et de la vertu, et qui, portant ses regards plus loin, annonçait hautement qu'on ne doit pas accuser les Dieux de tant de passions honteuses, mais les hommes qui les leur attribuent; et, comme il insistait avec force sur les dogmes importans de la morale, il fut mis au nombre des sages, et il sera toujours regardé comme le Philosophe de la scène.

Son éloquence, qui quelquefois dégénère en une vaine abondance de paroles, ne l'a pas rendu moins. célèbre parmi les orateurs en général, et parmi ceux du barreau en particulier; il opère la persuasion par la chaleur de ses sentimens, et la conviction par l'adresse avec laquelle il amène les réponses et les répliques.

Les beautés que les philosophes et les orateurs admirent dans ses écrits sont des défauts rééls aux yeux de ses censeurs : ils soutiennent que tant de phrases de rhétorique, tant de maximes accumulées, de digressions savantes et de disputes oiseuses, refroidissent

l'intérêt, et mettent à cet égard Euripide fort audessous de Sophocle, qui ne dit rien d'inutile.

Eschyle avait conservé dans son style les hardiesses du dithyrambe, et Sophocle la magnificence de l'épopée Euripide fixa la langue de la tragédie; il ne retint presque aucune des expressions spécialement consacrées à la poésie; mais il sut tellement choisir et employer celles du langage ordinaire, que, sous leur heureuse combinaison, la faiblesse de la pensée semble disparaître, et le mot le plus commun s'ennoblir. Telle est la magie de ce style enchanteur, qui, dans un juste tempérament entre la bassesse et l'élévation, et presque toujours élégant et clair, presque toujours harmonieux, coulant, et si flexible, qu'il paraît se prêter sans effort à tous les besoins de l'âme.

C'était néanmoins avec une extrême difficulté qu'il faisait des vers faciles. De même que Platon, Zeuxis, et tous ceux qui aspirent à la perfection, il jugeait ses ouvrages avec la sévérité d'un rival, et les soignait avec la tendresse d'un père. Il disait une fois que trois de ses vers lui avaient coûté trois jours de travail. J'en aurais fait cent à votre place, lui dit un poète médiocre.-Je le crois, répondit Euripide, mais ils n'auraient subsisté que trois jours.

Quant à la conduite des pièces, la supériorité de Sophocle est généralement reconnue on pourrait même démontrer que c'est d'après lui que les lois de la tragédie ont presque toutes été rédigées; mais, comme en fait de goût, l'analyse d'un bon ouvrage est presque toujours un mauvais ouvrage, parce que les beautés sages et régulières y perdent une partie de leur prix, il suffira de dire en général que cet auteur s'est garanti des fautes essentielles qu'on reproche à son rival.

Euripide réussit rarement dans la disposition de ses sujets: tantôt il y blesse la vraisemblance; tantôt les incidens y sont amenés par force; d'autre fois, son action cesse de faire un même tout; presque toujours les nœuds et les dénoûmens laissent quelque chose

à désirer, et ses choeurs n'ont souvent qu'un rapport indirect avec l'action.

Dans les pièces d'Eschyle et de Sophocle, un beureux artifice éclaircit le sujet dès les premières scènes; Euripide lui-même semble leur avoir dérobé leur secret dans sa Médée et dans son Iphigénie en Aulide. Cependant, quoique en général sa manière soit sans art, elle n'est point condamnée par d'habile critiques.

Eschyle, Sophocle et Euripide sont et seront toujours placés à la tête de ceux qui ont illustré la scène. D'où vient donc que, sur le grand nombre de pièces qu'ils présentèrent au concours, le premier ne fut couronné que treize fois, le second que dix-huit fois, le troisième que cinq? C'est que la multitude décida de la victoire, et que le public a depuis fixé les rangs. La multitude avait des protecteurs dont elle épousait les passions ; des favoris dont elle soutenait les intérêts de là tant d'intrigues, de violences et d'injustices qui éclatèrent dans le moment de la décision. D'un autre côté, le public, c'est-à-dire la plus saine partie de la nation, se laissa quelquefois éblouir par de légères beautés, éparses dans des ouvrages médiocres; mais il ne tarda pas à mettre les hommes de génie à leur place, lorsqu'il fut averti de 、 leur supériorité par les vaines tentatives de leurs rivaux et de leurs successeurs.

Barthélemy. Voyage d'Anacharsis.

Socrate et Caton.

Osons opposer Socrate même à Caton: l'un était plus philosophe, et l'autre plus citoyen. Athènes était déjà perdue, et Socrate n'avait plus de patrie que le monde entier : Caton porta toujours la sienne au fond de son cœur ; il ne vivait que pour elle ; il ne put lui survivre. La vertu de Socrate est celle du plus sage des hommes; mais entre César et Pompée, Caton semble un Dieu parmi les mortels. L'un instruit quelques particuliers, combat les sophistes, et

meurt pour la vérité; l'autre défend l'Etat, la li berté, les lois contre les conquérans du Monde, et quitte enfin la terre, quand il n'y avait plus de patrie à servir. Un digne élève de Socrate serait le plus vertueux de ses contemporains; un digne émule de Caton en serait le plus grand. La vertu du premier ferait son bonheur; le second chercherait son bonheur dans celui de tous. Nous serions instruits par l'un et conduits par l'autre ; et cela seul déciderait de la préférence: car on n'a jamais fait un peuple de sages, mais il n'est pas impossible de rendre un peuple heureux.

J. J. Rousseau. Discours sur l'Economie politique.

Julien et Marc-Aurèle.

On voit par toute la vie de Julien, par quelquesuns de ses ouvrages, que sa grande ambition était de ressembler à Marc-Aurèle. Si on regarde les talens, il er plus de génie; si on regarde le caractère, il eut plus de fermeté peut-être, et fut plus loin de cette bonté dont on abuse, et qui, voisine de l'excès, peut devenir une vertu plus dangereuse qu'un vice.

Mais aussi, à beaucoup d'égards, Marc-Aurèle eut des avantages sur lui. Ils furent tous deux philosophes; mais leur philosophie ne fut pas la même. Celle de Marc-Aurèle avait plus de profondeur; celle de Julien peut-être plus d'éclat. La philosophie de l'un semblait née avec lui; elle était devenue un sentiment, une passion, mais une passion d'autant plus forte qu'elle était calme, et n'avait pas besoin des secousses de l'enthousiasme. La philosophie de l'autre semblait moins un sentiment qu'un système ; elle était plus ardente que soutenue; elle tenait à ses lectures, et avait besoin d'être remontée. MarcAurèle agissait et pensait d'après lui; Julien, d'après les anciens philosophes: il imitait. Un autre caractère du grand homme lui manqua : c'est cette vertu qui fait que l'âme, sans s'élever, sans s'abaisser, sans s'apercevoir même de ses mouvemens, est ce qu'elle

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