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A quelques pas de cette inscription, s'ouvre un gouffre où le Rummel se perd tout à coup comme dans un mystère d'horreur; d'immenses rochers ont l'air de s'être fendus tout exprès pour laisser passer la rivière. Nous avons fait le tour de ces profonds abîmes, depuis l'inscription chrétienne jusqu'au pont Romain ou Kantara. C'est une marche d'une heure. Le Rummel coule au fond d'un double rang de rochers de huit cents pieds de profondeur, droits comme des murailles, coupés de temps en temps par de longues lignes noires perpendiculaires, de manière que les rochers présentent comme les flancs de hautes tours. La rivière se montre et disparaît à différents intervalles, et lorsqu'un ouragan vient enfler ses eaux, le Rummel, terrible à voir, roule et mugit avec un bruit qui fait penser au Tartare. Un auteur arabe, cité par Aboulfeda, compare l'eau du Rummel roulant au fond du ravin de Constantine à la queue des comètes. Tout ce côté de Constantine est rempli de terreurs solennelles. L'imagination se donne carrière dans ces profondeurs qui se prolongent avec des aspects et des caractères de plus en plus saisissants. Il y a un prodigieux contraste entre les magnifiques épouvantements de ces longs abîmes et les misérables constructions d'en haut, qui s'appellent la ville. Si j'avais à peindre dans un poëme la capitale de l'enfer, je peindrais la base de Constantine.

Aux approches du Kantara, le double rang de rochers se rapproche et offre comme la nuit. Le Rummel échappe à l'œil; mais il coule au fond. Le pont Romain à deux étages eut pour but non pas de faire passer la rivière, mais d'unir les deux montagnes qui forment le fossé de Constantine. Les arches du premier étage portent sur le rocher; elles

1 Voyez dans notre Voyage en Algérie, Études africaines, le chap xvII, sur Constantine.

sont encore ce qu'elles étaient il y a deux mille ans. Les quatre arches du second étage sont très-hautes; les deux arches du milieu ont la forme de l'ogive; les deux autres présentent le plein cintre. Ce fut un architecte génois qui, sur les ruines romaines, construisit le deuxième étage du pont. Le Rummel se perd sous le Kantara, disparaît dans des profondeurs inconnues, et c'est beaucoup plus loin qu'on le retrouve passant de la nuit à la lumière. Un champ de nopals couvre les rocs sous lesquels la rivière se perd, à côté du Kantara. Une fois parvenu au pied des deux montagnes, dominées aujourd'hui par l'hôpital français, le Rummel ne connaît plus la nuit ; il déroule ses eaux avec de nombreux détours, sur un espace d'environ vingt – cinq lieues, et se jette dans la mer, non loin de Gigelli.

Du sommet de la Kasbah on aperçoit une cascade qu'on prendrait pour une faible cascatelle, et qui en réalité a plus de cent pieds de hauteur. Les milans, les vautours, les corneilles, les colombes et les éperviers volent sur l'abîme et ressemblent à d'imperceptibles hirondelles, tant la profondeur est grande. Nous avons vu avec surprise, au milieu de ces immenses rochers, les vautours et les colombes habiter ensemble comme des amis, par je ne sais quelle mystérieuse convention; l'oiseau de proie et l'innocent oiseau sont là comme les méchants et les bons dans nos sociétés ; seulement, les vautours du Rummel sont meilleurs que les vautours de nos villes.

Pendant que nos regards plongeaient avec effroi sur le gouffre béant, des Arabes passaient tranquillement l'un après l'autre aux flancs de ces rochers, dans des sentiers pratiqués par eux : l'Arabe tient du chamois et du renard pour franchir les lieux difficiles.

La tristesse habite autour de Constantine; tout y prend la muette sévérité du désert. Le vallon du Rummel, du côté

du nord-ouest, offre seul un vivant spectacle; ce sont des jardins, des champs de blé, de riantes collines baignées par le Rummel, qui serpente au loin: avec plus de culture et de plantations, on aurait un ravissant tableau. A l'ouest, à huit lieues de Constantine, je voyais la montagne au pied de laquelle s'élevait l'ancienne Milève, aujourd'hui Milah, qui forme le jardin de Constantine, comme Philippeville en est le Pirée.

CHAPITRE XXXI

Les mœurs et les habitudes de saint Augustin.

Jusqu'ici, tout en poursuivant l'étude des œuvres et du génie de ce grand homme, nous n'avons pas négligé ce qui pouvait servir à faire connaître l'homme lui-même. Dans la correspondance et les livres du pontife qui ont passé sous nos yeux depuis le commencement de notre œuvre, nous n'avons jamais manqué de reproduire ces traits et ces détails, vrais rayons de lumière, à l'aide desquels nous découvrons dans sa réalité vivante l'admirable figure d'Augustin. Maintenant nous mettrons notre lecteur face à face avec le grand évèque; ce chapitre sera pour lui comme un repos au milieu de ces hautes questions qui vous tiennent toujours en haleine; c'est un travail que de suivre Augustin dans ses pensées, c'est une paisible halte que de voir comment il vivait. L'imagination donne des proportions idéales aux grands hommes, et surtout aux grands hommes qui furent des saints; elle croit les voir flotter entre ciel et terre, n'aspire à connaître d'eux que leur parole, et se les représente comme des archanges voyageurs : il y a comme un intérêt inattendu dans la peinture des mœurs et des habitudes d'un homme tel qu'Augustin.

Le visage étant le miroir de l'âme et du génie, nous voudrions parler du visage de l'évêque d'Hippone; mais nous ne savons rien là-dessus; le biographe du pontife, Possidius, qui vécut quarante ans dans son intimité, ne nous dit pas un mot de sa figure. C'était la chose dont les saints s'occupaient le moins. Malgré le silence absolu de tous les monuments contemporains, l'image d'Augustin est venue jusqu'à nous par une tradition dont il serait difficile de préciser l'origine; on l'a empruntée à des tableaux ou peintures d'anciennes églises de Rome, de Venise et de Constantinople. Il y a dans ce portrait plus de convention que d'exactitude; mais il mérite le respect qui s'attache aux choses accréditées à travers les siècles. On nous permettrait cependant de ne pas enchaîner notre pensée à ce type convenu, si nous n'y trouvions point ce que nous cherchons dans un portrait d'Augustin.

Nous avons trop longtemps vécu par l'intelligence avec le pontife d'Hippone pour ne pas lui avoir donné une figure. Il nous est donc souvent apparu avec la robe noire et le capuchon des cénobites d'Orient, la tête rasée en couronne. à la manière des moines, et portant une longue barbe comme les religieux d'Asie; les rides qui avaient été creusées de bonne heure sur son large front attestaient les méditations profondes; le feu du génie, tempéré par une expression de bonté, étincelait dans ses yeux; la bienveillance la plus tendre adoucissait l'àpreté de sa figure africaine, qui offrait un constant mélange de douceur, de gravité et de recueillement. Augustin devait avoir de la maigreur dans les traits, car il fut délicat toute sa vie; l'ardente continuité du travail semblait soutenir la fragilité de ses jours.

Possidius nous apprend que les vêtements, la chaussure et le lit d'Augustin n'étaient ni trop soignés ni trop négli

gés '; l'évêque d'Hippone, ajoute le pieux biographe, tenait le milieu, ne penchant ni à droite ni à gauche. On avait dit la même chose de saint Cyprien. Cette manière de vivre était conforme aux idées de l'illustre solitaire de Bethléhem; dans sa lettre à Nepotianus, si remplie d'excellents conseils pour les moines et les clercs, saint Jérôme disait : « Évite de porter des habits sombres comme des habits « éclatants; il faut éviter également la parure et la saleté, « parce que l'une sent la mollesse, l'autre la vaine gloire. << Ce qui est louable, ce n'est pas d'aller sans vêtements de << lin, c'est de ne pas avoir de quoi en payer le prix. » Saint Honorat, le fondateur du monastère de Lérins, recommandait le même milieu dans l'usage des choses humaines. Les fidèles d'Hippone offraient à leur évêque des vêtements plus riches que ses vêtements ordinaires; le pontife refusait de les porter, et annonçait en chaire que toutes les fois qu'il recevrait des dous semblables, il les vendrait au profit des pauvres. Il ne voulait accepter que ce qui pouvait servir à tous ses frères de la communauté; il ne souffrait pas que son costume différât de celui d'un simple prêtre, d'un diacre et d'un sous - diacre. « Peut-être, disait-il dans ses << sermons, est-il permis à un évêque de porter un vête«ment de prix; mais cela ne convient point à Augustin, « qui est pauvre et né de parents pauvres. Voulez-vous « qu'on dise que j'ai trouvé dans l'Église le moyen de me << vêtir plus richement que je n'aurais pu le faire chez mon père ou dans ma vie du siècle? Cela me couvrirait de <«< honte... Si l'on souhaite que je porte les vêtements qui <«<me sont donnés, donnez-m'en qui ne me fassent point « rougir; je vous l'avoue, un habit précieux me fait rougir; «< il ne convient pas à mon état, à l'obligation que j'ai de

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1 Nec nitida nimium nec abjecta plurimum.

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