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Il se fait entre l'âme humaine et la nature dans les grandes scènes de la création, lorsque rien au fond du cœur ne vient empêcher le contact et troubler l'harmonie, une union mystérieuse qui est pleine des plus pures et des plus vives jouissances. Jamais on n'éprouve mieux cela qu'en mer, surtout dans une première traversée, lorsque la nouveauté du spectacle ajoute encore à sa magnificence. Cette immensité qui se déroule devant vous, comme une image de l'infini; ce ciel qui se confond au loin avec les flots; cette plaine liquide et sans bornes qui s'étend tout autour comme un désert uni, étincelant, à l'extrémité duquel on aperçoit seulement de temps en temps quelques blanches voiles qui semblent toucher les nuages et flotter dans les airs; le long sillage du navire qu'on suit mélancoliquement comme la faible trace imprimée sur le chemin de la vie par le pied des générations; ce vif sentiment qu'on a de la grandeur à la fois et de la faiblesse de l'homme lorsqu'on le voit dominer en se jouant tous ces éléments dont la puissance est si supérieure à la sienne, mais qui, au premier moment de révolte, peuvent l'engloutir; tout cela saisit l'âme, la ravit et la confond.

Debout, sur le dernier banc de l'arrière, je ne voulais rien perdre de ce beau spectacle, et je me livrais avec une sorte d'enivrement à toutes les impressions et à toutes les pensées qu'il faisait naître en moi. Tantôt mon esprit flottait dans une vague et délicieuse rêverie, et tantôt de son aile rapide frappant l'onde amère, il s'envolait vers une barre épaisse de nuages qui émergeaient à l'horizon comme un fantastique continent. Quelquefois, du haut des mâts, semblable à une mouette, je suivais le travail des matelots dans les vergues, ou bien je descendais avec effroi dans les entrailles de ce volcan dont les secousses formaient notre marche. Le Gassendi m'apparaissait alors comme une Chimère terrible vomissant la flamme et la fumée, et sur la croupe de laquelle nous étions emportés. Le petit mousse qui, de son pied agile, venait avec sa mine riante remuer un cordage à mes côtés, ou bien la vue du pilote qui était debout sous mes yeux, courbé devant la roue du gouvernail, me tirait de mon rêve. Mon esprit revenait à cet événement si extraordinaire que nous accomplissions, à cette belle page d'histoire ecclésiastique que nous écrivions. Je songeais à la gloire d'Augustin qui n'avait rien perdu de son éclat après quinze siècles: immortalité de la terre que l'humanité décerne aux plus illustres de ses enfants, comme la plus belle des récompenses, et que la religion accorde aux siens par surcroît.

A notre sortie du port de Toulon, on m'avait fait remarquer une vieille frégate invalide qui depuis longtemps aurait été démâtée si un grand souvenir historique auquel elle se rattache ne l'avait prise sous sa protection. C'est elle qui, trompant la surveillance des escadres

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anglaises, ramena autrefois Napoléon de l'Égypte. Naguère une expédition qui avait quelque rapport avec la nôtre allait chercher sur un aride rocher, perdu au sein de l'Océan, les cendres exilées du grand homme, pour les rendre à sa patrie émue. Je comparais en ce moment la gloire de Napoléon à la gloire d'Augustin, et le retour à Hippone au retour de Sainte-Hélène. Napoléon se montrait à mes yeux comme un brillant et terrible météore, ou bien comme un de ces astres voyageurs qui ne traversent les cieux qu'à de rares intervalles et dont l'apparition étonne et épouvante le monde. Augustin, c'était un astre paisible, qui, levé sur la terre depuis de longs siècles, n'avait pas cessé d'y répandre une douce et bienfaisante lumière. Je me demandais ce qu'il en serait dans quinze cents ans d'ici, au milieu des générations humaines, du nom et de la gloire de Napoléon; je me demandais surtout ce qu'il en serait de son œuvre, et si le monde aurait gardé quelque trace de cette profonde empreinte qu'il avait imprimée à son époque. O grandeurs humaines, que vous êtes vaines! et que vous êtes solides, grandeurs de la religion! Tandis qu'à cette heure, dans tout le monde catholique, l'action d'Augustin est toujours vivante, et que l'enfant même connaît et bénit son nom, dans quelque mille ans d'ici, le pêcheur de la Seine, assis peut-être sur les ruines du magnifique tombeau qu'on élève aux Invalides, ignorera qu'il foule aux pieds les débris d'une grande ville et les débris d'une grande renommée. Ah! mieux valait, comme on l'a dit, laisser les restes du grand homme sur le rocher solitaire autour duquel le génie des tempêtes fait la garde, et défendus par l'0céan contre le génie des révolutions, que de venir le confier à cette terre qui tremble sans cesse, et qui peut-être les aura bientôt dévorés. Terre d'Hippone, vous ne traiterez pas ainsi les ossements que nous allons vous rendre. Nous les verrons refleurir avec une séve nouvelle sur vos saintes collines! Et l'humanité, tant que durera son pèlerinage, pourra toujours venir s'asseoir à l'ombre des vertus d'Augustin, et se nourrir des fruits de son génie.

Cependant, au milieu de ces méditations, le jour baissait et le temps. commençait à fraîchir. De petites rafales venaient rider la face des flots et s'essayaient à soulever quelques courtes vagues qui venaient battre les flancs du navire et augmenter son mouvement. Peu à peu le pont se dégarnissait; les plus impressionnables au mal de mer avaient déjà gagné leur cabine, après avoir payé ce triste tribut que vous savez, et dont si peu sont exempts. Notre excellent évêque de Digne avait donné le signal de la débacle; son exemple avait été contagieux je voyais pâlir non loin de moi monseigneur Dufêtre, appuyé sur un affût de canon. Sa vigueur s'indignait de se trouver à demi vaincue. Le prélat faisait contre la nauséabonde influence d'hé

roïques et désespérés efforts. Enveloppé dans une légère douillette de mérinos noir, la canne à la main, monseigneur de Frilly se promenait vivement; le roulis troublait quelquefois l'équilibre et la direction de ses pas, mais l'évêque allait toujours; ses lèvres étaient légèrement blêmes, sans qu'on pût dire si c'était par l'influence de la mer ou de la fraîcheur du soir.

Pour moi, j'avais la tête prise et toute troublée, comme si les vapeurs du vin m'étaient montées au cerveau. J'espérais encore pourtant échapper aux plus cruelles atteintes du mal et ne pas passer par les dernières extrémités. Assis sur mon banc, l'imagination et la pensée éteintes, je me livrais machinalement au mouvement du navire. Monseigneur l'évêque d'Alger, qui ne craint pas du tout la mer, se trouvait à mes côtés. Couvert d'un beau burnous blanc dont j'admirais le fin tissu, on aurait pu le prendre pour un marabout du désert, ou bien, au milieu de cette obscurité qui commençait, pour le fantôme de l'Église d'Afrique ressuscitée.

J'appris alors de la bouche de monseigneur Dupuch tous les détails des voyages qu'il avait faits et des négociations qu'il avait entreprises pour obtenir le précieux trésor dont il allait doter son église d'Hippone. Ces détails seraient trop longs à répéter ici, et d'ailleurs ils ont été publiés par le prélat lui-même dans divers mandements.

Quand vous irez en mer, méfiez-vous des bonbons de Malte. Je tenais encore sur ce banc d'arrière où vous m'avez vu écoutant l'évêque d'Alger, lorsqu'un bonbon de Malte, qui m'a été offert, a déterminé précisément la crise qu'il devait conjurer. Il m'a fallu bien vite aller me cacher à fond de cale de ma couchette, où je suis resté comme à peu près tout le monde durant cette triste journée d'hier. Le temps, quoique frais, était pourtant, disait-on, fort beau, mais non pour des marins d'eau douce comme nous. Enfin le calme d'aujourd'hui et le magnifique spectacle dont nous avons été témoins ont fait oublier complétement les maux d'hier.

Je vous quitte, cher ami, et je vais essayer de prendre quelque repos. Il est minuit; demain à notre réveil nous saluerons la terre d'Afrique. Ma première lettre, je l'espère, et je n'y songe pas sans émotion, sera datée des ruines d'Hippone. Adieu.

P. S. En rade de Bône, 28, sept heures du matin.

L'Afrique, ami, voilà l'Afrique! Voilà Bône avec ses maisons blanches et ses minarets. Le Gassendi a jeté l'ancre dans la rade au point du jour. Je me suis éveillé au bruit du canon. Le navire semblait frémir de joie. Me voici sur le pont, prenant des informations et re

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gardant de tous mes yeux. La ville est avertie de notre arrivée. Elle s'émeut; elle descend sur les quais. J'entends le tambour dans la Casbah, au haut de la montagne. Un bataillon en sort et vient à notre rencontre. Dans une heure nous serons à terre. Il nous faut attendre que les derniers préparatifs pour notre réception soient achevés. Je ne me lasse point de regarder le tableau à la fois gracieux et sauvage que j'ai sous les yeux. En face de nous, un peu sur la droite, la ville étageant ses maisons, toutes surmontées de terrasses. Sur la pente de la montagne, pas de monuments, si ce n'est un vaste hôpital que nous avons bâti et dont j'aperçois les hautes murailles. Toujours en face de nous, sur la gauche, une plaine assez vaste, moitié marais, moitié prairie, qui va des rivages de la mer aux montagnes de l'Édough, dont la haute chaîne ferme le paysage. L'aspect de ces montagnes est très-sévère. Le Kabyle se cache, dit-on, dans leurs gorges. On n'y voit nulle habitation, si ce n'est de loin en loin quelques marabouts blancs, tombeaux vénérés des santons arabes. Je cherche à notre gauche, au fond de la rade, l'emplacement et l'image d'Hippone. On me montre l'embouchure de la Seybouse, et sur ses bords deux collines jumelles couvertes de beaux oliviers et qui se baignent dans les eaux paisibles du fleuve. C'est elle! c'est la cité d'Augustin. Le soleil la couvre de ses feux et semble vouloir la ranimer. Une balancelle tunisienne entre en rade. Elle m'apporte le souvenir de Carthage et de saint Louis. Voici le Ténare il se dispose à prendre son mouillage à quelques encâblures de nous. Nous échangeons des saluts avec nos amis. Plus loin, à droite, du côté d'une petite baie qu'on appelle la baie des Caroubiers, la goëlette de station à Bône porte gracieusement ses mâts surmontés de légers pavillons. La rade est formée de deux pointes, dont l'une va se perdre dans les brouillards du matin, du côté de la Calle; et l'autre, plus voisine de nous, du côté de l'ouest, est surmontée du fort Génois. Ces Génois ont donc partout laissé leurs traces. Au reste, il me semble qu'ils ont dû trouver ici plusieurs des aspects de leur patrie. Êtes-vous monté à Gênes à l'Albergo dei poveri? Souvenez-vous de ces oliviers vigoureux qui bordent le chemin, de cette terre noirâtre et féconde qui les nourrit. Souvenez-vous des pentes abruptes de l'Apennin et du ciel azuré et de la mer Ligurienne. Je retrouve ici quelques-uns des tons de ce paysage.

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On vient nous dire de prendre nos habits de chœur. Adieu; tout se prépare pour une brillante cérémonie.

LETTRE CINQUIÈME.

Bône, 29 octobre 1842, dix heures du so'r.

Les deux jours qui viennent de s'écouler, cher ami, laisseront en moi d'ineffaçables souvenirs. Que ne puis-je vous retracer les impressions de toute nature que j'ai reçues au milieu de ces fêtes si touchantes, dans ce pays au passé glorieux, à l'avenir plein d'espérance, et dont la physionomie actuelle, mobile, variée, étrange, a pour moi quelque chose de si nouveau et de si piquant! Mais je sens que la fatigue me gagne, et qu'à force d'éprouver des émotions, je deviendrai tout à fait impuissant à les exprimer. D'ailleurs le métier que nous faisons, depuis que nous avons touché le rivage, de courir du matin au soir, pour tout visiter dans la ville et les environs, est un métier accablant. Mes lettres ne s'en ressentiront que trop. A la fois témoin, auteur et historien, plus j'aurai vu, moins peut-être pourrai-je vous raconter. Cependant, mon journal dût-il se borner à une aride chronique, je veux que vous en ayez la suite, et sans perdre ce soir plus de temps en préambule, je me mets à vous faire, vaille que vaille, le compte rendu de notre journée d'hier et de nos courses d'aujourd'hui.

Hier donc, à huit heures du matin, sous un soleil radieux, un vrai soleil d'été pour nous, le Gassendi et le Ténare avaient mis toutes leurs chaloupes à la mer. Les rameurs, l'aviron levé et l'œil sur l'officier qui tenait en main le gouvernail, attendaient le signal du départ. Nous étions mouillés à un quart d'heure du rivage, entre deux pointes, dont l'une, à l'est, est formée par le fort Cigogne, qui défend la rade, et l'autre, à l'ouest, par une masse de rochers qui, vus de loin, quand on arrive à Bône, ressemblent à un lion colossal. La mer était unie comme un cristal, et le débarquement de notre sainte et pacifique expédition a pu s'opérer dans le plus bel ordre. Ce court trajet que nous avions à faire de nos navires au port, a pris tout à coup la forme d'une procession sur les flots. C'était un tableau ravissant. Avec ce cadre étrange dont la plage africaine l'entourait, avec tous les souvenirs et toutes les pensées qu'il faisait naître, ce tableau a pris bientôt le caractère d'une pompe religieuse des plus solennelles et des plus attendrissantes.

Notre flottille, composée d'une douzaine de canots, s'avançait lentement. Les avirons tombaient et se relevaient en cadence, et d'un coup léger frappaient à peine la surface des eaux immobiles. Nos embarcations tenues l'une de l'autre à une égale distance, formaient dans la rade une légère courbe. Dans le canot d'honneur, seul, avec l'évêque d'Alger revêtu de ses plus beaux ornements pontificaux, s'a

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