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moulin à bras; une autre, dont les traits amaigris et l'extrême pâleur révélaient les souffrances, détournait son visage comme pour fuir soit le grand jour, soit nos regards. Nous apprimes qu'elle était accouchée de la veille, et nous vîmes, en effet, son jeune nourrisson, petit, maigre, souffreteux comme elle, couché à terre, sur une écorce de liége, le corps enveloppé dans quelques sales chiffons en guise de langes. La quatrième femme était l'épouse du cheik. Elle est encore jeune. Son visage déjà flétri n'a plus qu'une rougeur jaunâtre. Elle porte à ses bras des bracelets d'or et quelques bijoux d'or dans sa coiffure, qui n'est pas sans une sorte d'élégance.

Au reste, toutes ces femmes ne montrent aucun empressement pour voir le spectacle extraordinaire que nous devons leur offrir. C'est à peine si elles tournent la tête pour nous regarder. Leur yeux ternes, hébétés, n'annoncent ni vivacité ni intelligence.

La dernière tente du douair nous gardait un horrible spectacle. Une pauvre vieille Bédouine, étendue à terre sur un morceau de natte, se mourait. Personne dans la tribu n'avait l'air de songer à elle et de veiller à ses besoins. Seulement, à ses côtés un petit vase de bois était rempli d'eau. Elle s'en était approchée sans pouvoir le soulever, sa main livide est déjà glacée par la mort. Ses bras et son visage décharnés, noircis par le soleil, font peur. C'est un affreux tableau. Elle nous regarde d'un œil fixe et mourant. Elle nous prend sans doute déjà pour une vision de l'autre monde.

J'espère, cher ami, que vous viendrez un jour en Algérie compléter vos études sur l'Orient. Je vous avoue que je m'étais fait, d'après vos peintures, une idée beaucoup plus poétique de la vie patriarcale du désert. Il faut croire que les Bédouins de l'Afrique, ou du moins ceux des environs de Bône, ne ressemblent pas beaucoup à ceux de l'Asie que vous avez visités; ou bien il faut dire que votre imagination brillante a jeté son manteau tissu d'or sur les misères de ces enfants d'Ismaël et de Mahomet. Je n'ai trouvé sous la tente des Béni - Urgin ni votre vénérable Hassan, ni la jeune Bédouine sa fille, votre gracieuse Iellé 1. Je n'ai pas eu la moindre tentation de quitter la vie de nos cités pour la vie de ces solitudes. La plus misérable cabane de nos paysans me semble préférable à ce douair, qu'on dit cependant opulent. Malgré ses vices, notre civilisation est autant au-dessus de cette civilisation du désert que le ciel est au-dessus de la terre. Nes e soyons pas injustes envers elle. Ne blasphémons pas le soleil, quoiqu'il ait des taches et qu'il brûle trop souvent au lieu d'éclairer. Sans doute les mœurs simples et primitives, cette vie indépendante et dure, développent dans l'Arabe quelques belles et solides qualités. Mais ces qua1 M. Poujoulat est auteur d'un roman écrit dans le désert, et qui a pour titre la Bédouine.

lités sont mêlées de beaucoup de vices. Le Bédouin est vigoureux et brave, mais dissimulé et sanguinaire. Il y a en lui du lion et du chacal. En somme, l'homme du désert tel qu'il m'est apparu est un homme très-incomplet. Il vieillit dans une sorte d'enfance. Son intelligence ne parcourt qu'un cercle d'idées très-étroit, et s'il a quelques nobles instincts, il n'a jamais de grandes pensées.

Nous avons quitté les Béni-Urgin comme le soleil allait se coucher, et nous avons été de retour à Bône à l'entrée de la nuit. Adieu, cher ami; j'ai besoin de repos, et vous devez en avoir besoin aussi. Demain, après avoir inauguré le monument d'Hippone, nous prenons de nouveau la mer et nous partons pour Alger.

LETTRE SIXIÈME.

A la hauteur de Stora, à bord du Gassendi, dimanche 30 octobre.

Je suis de nouveau installé, cher ami, dans le salon de l'état-major. J'ai repris ma place à la table d'acajou. Le Gassendi vogue avec un temps superbe vers Alger, où nous comptons arriver demain soir, veille de la Toussaint. Nous venons de doubler le cap de Fer, et nos yeux ont pu plonger dans le golfe de Stora, aussi vaste que celui de Bône. Il n'y a plus assez de jour pour voir les côtes que nous longeons. Jusqu'ici elles ont eu l'aspect le plus sévère et le plus inhospitalier. Nulle trace d'habitation. Seulement de temps en temps des feux enveloppés dans une nuage de fumée signalent la présence des Kabyles, qui, dans cette saison, brûlent les herbes avant d'ensemencer la terre. Au moment où je suis descendu, je cherchais au milieu des ombres qui enveloppent les rivages de Stora, où nous venons de fonder Philippeville, l'ombre de l'ancienne Rusicada, la sœur de Constantine et d'Hippone. Le pont du Gassendi est très-animé en ce moment. Il n'est plus question pour personne du mal de mer. Notre voyage est une délicieuse promenade. Tout le monde est gai et bien portant. Les yeux se détournent de la terre pour regarder au ciel les étoiles qui commencent à se montrer. Je me dérobe un instant aux charmes de cette soirée, et je viens vous retrouver, vous, mon aimable et invisible compagnon de voyage, vous, le confident si patient de toutes les pensées qui me passent par la tête, et de toutes les impressions bonnes ou mauvaises que je reçois. Accordez-moi encore quelques instants d'audience. Il faut bien que je vous conte la dernière et la plus touchante peut-être de toutes les solennités qui ont marqué le retour en Afrique des restes de saint Augustin. Mon récit sera court, je vous le promets; car j'ai hâte de regagner le pont, où ce soir une douce

brise de mer, à peine sensible, chasse le serein et rafraîchit le sang. Je vous dirai que monseigneur l'évêque d'A!ger me semble avoir, comme Napoléon, le soleil pour lui, dans les grandes occasions; voilà pourquoi, sans doute, le soleil a été de toutes les fêtes dont je vous ai parlé jusqu'ici; et voilà pourquoi aujourd'hui encore il a éclairé de ses plus beaux rayons notre marche triomphale à Hippone et l'inauguration du monument d'Augustin. A la veille de novembre, comme nous sommes, le thermomètre marquait cependant trente degrés centigrades; rien ne rappelait l'automne au milieu de l'épaisse verdure dont les champs de la Seybouse sont couverts. La terre, sous une chaude rosée, semblait ouvrir son sein fécond; le sourd murmure des insectes à travers les herbes arrivait comme un bruit de germination, et de tièdes bouffées nous apportaient, avec le parfum des fleurs, toutes les exhalaisons du printemps.

Dès huit heures du matin, les évêques, le clergé, la ville tout entière de Bône défilaient en procession sur la plage qui mène à la cité d'Augustin. Une éclatante lumière inondait tout le paysage et faisait resplendir les mitres et les chapes d'or de nos prélats. Nous marchions entre deux rangs de soldats; les sombres échos des gorges voisines retentissaient des sons de la musique guerrière. Nous avions à gauche la mer sillonnée de canots; toutes ces embarcations se dirigeaient joyeusement vers la Seybouse et allaient nous attendre à Hippone. La plaine fertile et marécageuse qui s'étend de Bône à l'Abougemma, et que ferme au midi la haute chaîne de l'Édough, s'étendait à notre droite. Des groupes de cavaliers arabes la traversaient au grand galop. Cette fois enfin les indigènes s'étaient ébranlés: ils étaient sortis de leur indifférence. On voyait, mêlés aux Européens,les Maures de Bône, les Bédouins des tribus voisines, les Kabyles même de la montagne. Ils venaient d'eux-mêmes orner le triomphe d'Augustin.

Au pont de l'Abou-gemma, avant de mettre le pied sur le territoire d'Hippone, nous faisons une première station. Ce pont était contemporain du grand évêque; c'était le seul témoin encore vivant qui pût nous parler de lui. Nous songions avec émotion qu'en le traversant nous foulions certainement ses traces. Ah! les restes d'Augustin ont dû tressaillir aujourd'hui en passant ce vieux pont de l'Abou-gemma, en touchant enfin cette terre bien-aimée à laquelle nous venions les rendre. L'Église, qui a d'admirables paroles pour exprimer dans chaque situation de la vie tous les sentiments de l'âme, nous prêtait en ce moment une de ses plus poétiques et de ses plus saisissantes inspirations; nous chantions : « Du fond de votre sépulcre, levez-vous, ô saint de Dieu, hâtez-vous de consoler par votre présence les lieux qui vous furent si chers, et où nous avons préparé ce triomphe! Move te, surge, sancte Dei, ad loca festina quæ tibi parata sunt!

Après le chant de cette magnifique antienne, qui remue le cœur et amène des larmes dans les yeux, monseigneur l'archevêque de Bordeaux donne la bénédiction avec les saintes reliques. C'est lui qui doit officier dans cette dernière solennité. Monseigneur d'Alger, au pont de l'Abou-gemma, lui remet son bâton pastoral en lui disant ces touchantes paroles : « Prenez en ce moment le bâton que je reçus de vous quand vous me conférâtes l'onction sainte, et soyez archevêque de Bordeaux et évêque d'Hippone.

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La procession se remet en marche et déroule ses longs replis aux couleurs variées à travers des massifs d'oliviers, au milieu desquels elle paraît et disparaît tour à tour. La forêt retentit des voix des jeunes filles et du chant grave des prêtres. Nous faisons encore plusieurs stations en gravissant les pentes douces de la colline; à chaque pas les aspects changent et deviennent de plus en plus ravissants, à mesure que nous montons, et que par-dessus la cime des arbres nos yeux découvrent cette mer azurée et sans bornes qui s'étend devant nous. Je renonce à vous retracer ce qu'il y avait à la fois de gracieux et de solennel et surtout d'animé dans ce tableau : une foule immense couvrait les coteaux d'Hippone; la vieille cité avait tout à coup retrouvé la vie; les générations endormies dans son sein semblaient avoir quitté leur tombeau; un peuple nombreux venait comme autrefois se presser autour d'Augustin.

Nous arrivons au monument. Monseigneur l'archevêque de Bordeaux bénit l'autel et célèbre la messe au milieu d'un admirable recueillement. Il adresse ensuite à la foule une allocution pleine de feu. Jamais semblable auditoire, jamais semblable coup d'œil! Quel mélange de costumes, de physionomies, de langues, de religions! L'Arabe, drapé fièrement dans les longs replis de son burnous, à côté du soldat et de l'officier français à la tenue sévère; les élégantes toilettes de nos dames mêlées à tous ces costumes éclatants et pittoresques que portent les femmes de tous les pays dont se compose la population de Bône. Ici la calotte rouge du Levantin; là le turban du Maure; plus loin le Juif aux amples vêtements noirs et au maintien timide. Je me figurais un de ces auditoires tels que l'Évangile nous les retrace, ой tous les peuples étaient représentés, et qui se pressaient à Jérusalem, dans les premiers jours du christianisme, autour des apôtres. A voir l'attention qué prêtaient à l'orateur tant d'étrangers qui ne devaient pas comprendre ses paroles, on pouvait croire aussi que le miracle des langues se renouvelait. J'aperçois encore d'ici un groupe de Bédouins qui étaient assis sous un figuier. Ils portaient un peu en avant leur tête enveloppée du kaïk et de la corde de chameau, dans l'attitude de la plus profonde attention.

Le discours de monseigneur l'archevêque de Bordeaux s'adressait

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particulièrement aux soldats. Il a parlé à ces braves, dont la conduite est si belle en Afrique, de la mission civilisatrice de la France, et leur a dit que la religion seule pouvait accomplir cette mission. Il a appliqué cette vérité à la conquête de l'Algérie. Plusieurs traits heureux de son improvisation ont vivement frappé l'auditoire. « La religion dont nous sommes les ministres, s'est-il écrié dans un endroit, est celle qu'honorèrent et pratiquèrent les Clovis, les Charlemagne, les Condé, les Turenne, celle dans les bras de laquelle Napoléon a voulu mourir. Il savait bien, cet habile appréciateur des hommes et des choses, que la religion ne fait qu'accroître la bravoure; il le savait bien, lui qui, frappant un jour sur l'épaule d'un de ses généraux, lui disait: Drouot, tu es le plus brave de mon armée, parce que tu es le plus dévot,

Après le discours, tous les évêques ont donné la bénédiction avec les saintes reliques. Leurs mains réunies, étendues sur les campagnes d'Hippone, demandaient au ciel la rosée qui doit féconder ces germes de foi qu'on venait d'y déposer. A la fin de cette touchante cérémonie, monseigneur Dufêtre ne pouvait plus contenir les sentiments qui débordaient de son âme, et, de cette voix puissante qui remplit les plus vastes voûtes de nos cathédrales, il a fait retentir les collines d'Hippone de son amour et de son admiration pour Augustin. Il a demandé au grand évêque de lui obtenir les gràces de l'épiscopat qu'il allait bientôt recevoir, et il en a placé les travaux sous les auspices de son nom, qu'il ajoutera désormais au sien.

Un peu plus haut que le monument, presque au sommet de la colline, monseigneur l'évêque d'Alger avait fait dresser une tente. Tous les prélats s'y sont réunis, et là chacun a pris la détermination de consacrer par une fête l'heureuse translation qui venait de s'accomplir.

Il était midi; la foule s'était dispersée et prenait son repas sous les oliviers. Le général Randon avait fait dresser des tables dans les citernes, et tous les prélats sont venus s'asseoir avec leur suite à un banquet qui leur a été offert. Ce dîner, sous ces voûtes à moitié ruinées, offrait un spectacle curieux. A une large crevasse de l'édifice, entre les branches d'un figuier sauvage, plusieurs têtes de Maures qui apparaissaient pour nous regarder étaient de l'effet le plus pittoresque.

Nous ne devions plus retourner à Bône. Le Gassendi et le Ténare avaient envoyé leurs canots dans la Seybouse. C'est au port même d'Hippone que nous nous sommes embarqués pour nous rendre à bord. Il était environ deux heures. Quelque temps après, nous levions l'ancre, et, en quittant ces rivages dont nous ne perdrons jamais le souvenir, nous adressions un dernier adieu aux collines d'Augustin.

FIN DU DEUXIÈME ET DERNIER VOLUME.

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