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que le dialecticien de profession. Mais à partir de 1825 ou de 1830 il semble que dans ce milieu un peu mêlé le philosophe grec ait graduellement perdu de sa popularité. C'est que dans l'intervalle on a entrepris, et avec succès, de remettre en honneur chez Platon le logicien et le métaphysicien, c'est-à-dire précisément le double aspect de son génie dont s'était tour à tour effrayé et scandalisé le XVIIe siècle. Il s'imposait maintenant à tous les regards, même les moins attentifs, comme le créateur d'un des systèmes les plus célèbres dont fasse mention l'histoire, et dès lors c'est aux seuls connaisseurs en ces grandes matières qu'était ou paraissait réservé le droit de le discuter, voire de s'y intéresser.

Nous parlerons plus loin de cette résurrection complète du platonisme doctrinal. Auparavant, il nous reste à remplir une autre partie de notre tàche, et sans conteste la plus séduisante.

(A suivre.)

C. HUIT.

SOUVENIRS SUR LACORDAIRE

A PROPOS D'UN LIVRE RÉCENT1

En dépit d'une bibliographie déjà considérable tout n'a pas été dit sur le grand Dominicain. Le public, d'ailleurs, ne se lasse pas d'entendre parler de lui; nous n'en voulons pour preuve que le succès récemment obtenu par le livre si bien conçu, si juste de ton, si attachant, de M. Ledos.

En proposant à la Faculté des lettres de l'Université catholique, à Fribourg, le sujet de thèse que représente ce fort volume, M. l'abbé Favre était fidèle à sa double vocation de prêtre et de littérateur. Il y avait dans le choix du sujet la pensée d'honorer le Catholicisme en la personne d'un de ses plus éloquents apologistes; il y avait aussi le désir de faire revivre une gloire littéraire et de ranimer un enthousiasme favorable à l'éclosion des jeunes talents.

En parcourant la biographie qui ouvre le volume, puis en feuilletant la seconde partie où sont établis la liste et l'ordre chronologique des œuvres oratoires de Lacordaire, en consultant enfin l'analyse soigneusement faite de ses allocutions les moins connues, analyse encadrée dans les appréciations des auditeurs contemporains, on ne peut qu'admirer le labeur consacré à cette magnifique restitution. M. Favre n'a négligé aucune source d'information; il a interrogé livres, journaux, témoins survivants des con

1. Lacordaire orateur, sa formation et la chronologie de ses euvres, par JULLIEN FAVRE, licencié en théologie, professeur à l'Ecole normale du canton de Fribourg (Suisse). Fribourg, Imprimerie de l'OEuvre de Saint-Luc. 1906, XII-XIX-599 pp.

férences, et cette minutieuse investigation lui a permis de rectifier telle inexactitude échappée aux biographes antérieurs, à notre éminent et regretté collègue M. Lacointa, par exemple. La part des trouvailles est vraiment remarquable dans ce livre. C'est là un des traits que présentent fréquemment les thèses scientifiques de doctorat, mais plus rarement les thèses littéraires. Au lieu de se traîner dans des redites, ne devraient-elles pas se donner aussi pour tâche d'éclairer des points restés obscurs de l'histoire des idées et agrandir à leur tour le patrimoine de nos connaissances?

On lira avec attention cette instructive monographie. On n'attend pas de nous une analyse de ce qui est en réalité un beau travail d'analyse et de critique. Indiquons seulement quelques particularités destinées à compléter l'image que les lecteurs de M. Favre se feront de son héros.

Ce qui frappe tout d'abord chez celui-ci, chez cet esprit. si vif, primesautier, sujet à l'inspiration soudaine, c'est une méfiance instinctive de l'improvisation; nous le voyons refuser de parler sans préparation dans des réunions accidentelles. Nous l'entendons répondre à qui le presse, en un pareil cas, qu'il a besoin de mûrir longuement sa pensée. A un ami qui le complimentait, un jour, sur le don ex tempore dicendi qu'il montrait si souvent, à Notre-Dame, dans ces conférences où il parlait d'abondance, sans réciter jamais : «Des improvisations comme celles-là, dit-il, j'en fais huit par année ».

Le procédé de travail du prédicateur nous a été conté par un homme qui l'a connu de près. Il s'enfermait dans une pièce meublée seulement d'une chaise, sans livre, sans plume, sans papier, et là il se livrait à une méditation profonde. Voulait-il faire une vérification, il gravissait un ou deux étages et il ouvrait sa bibliothèque. A part ce, il tirait tout de son propre fonds, le fonds de ses réflexions et de ses souvenirs.

Le grand orateur, poète comme le sont ses pareils, avait-il la susceptibilité des poètes? Désiré Nisard, dans ses Souvenirs et notes biographiques, l'insinue, et, rapportant l'entretien qu'il eut avec le candidat à l'Académie française, les corrections qui lui furent demandées dans l'éloge à prononcer de Tocqueville, il ajoute que le récipiendaire, en séance publique, les éluda une à une et rétablit le texte primitif.

Nisard n'avait pas voté pour lui, et il n'aimait pas (nous ne saurions l'en blâmer) les «< catholiques libéraux ». Il ne paraît pas s'être douté de ce qu'il y avait de timide, d'ingénu, de prompt à effaroucher dans cette nature rêveuse, éminemment impressionnable, avec laquelle il entrait en contact pour la première fois. Comme le P. Chocarme, M. l'abbé Fabre nous montre Lacordaire profondément humble, éclatant, un jour, en sanglots au pied du crucifix, en demandant à Dieu de le défendre contre les tentations d'orgueil que lui donnaient ses triomphes oratoires. D'ailleurs, le Religieux, en maint endroit de ses écrits, se prête à lui même des infériorités gratuites. Il se représente comme un élève médiocre au lycée de Dijon et, plus tard, comme un médiocre étudiant en droit. Les confessions des saintes âmes ne doivent heureusement pas être prises au mot.

La candeur de Lacordaire a-t-elle toujours exclu l'adresse, nous allions dire la ruse? Une anecdote que nous tenions déjà de bonne source, mais que nous a confirmée la lecture d'un vieil article du Correspondant1, nous montrera plaisamment le contraire.

Une demi-bourse lui avait été offerte au séminaire de Saint-Sulpice, à Paris, lors de son entrée dans les ordres. Mgr de Quélen administrait le diocèse. M. Fabre nous

dit : «

L'excorporation est demandée sur le champ à

1. Le R. P. Lacordaire, par M. F. Lorain, 1847.

REVUE DE L'INSTITUT CATHOLIQUE, 1908. - N° 3.

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l'évêque de Dijon, qui s'empresse de l'accorder, afin d'être agréable à l'archevêque de Paris ». La promptitude de Mgr de Boisville peut être due à d'autres causes. Le futur séminariste avait, paraît-il, demandé son exequatur dans une lettre << si simple, à laquelle il ne manquait pas des fautes d'orthographe » que le prélat l'avait «< pris pour le plus grand nigaud » de son diocèse et s'était facilement privé de ses services. Peut-être sera-t-on choqué de cette supercherie. Nous n'y verrons qu'un malin tour, une ruse d'écolier, très explicable quand on songe à l'optique un peu spéciale des grands hommes. L'hypertrophie intellectuelle qui développe outre mesure leur imagination et leur sensibilité se compense souvent, chez eux, par de réelles infirmités du sens vulgaire. En veut-on une preuve? La voici :

à

On songeait en 1848, et M. Favre le rappelle, fonder un journal populaire de propagande religieuse. Mais quel titre lui donnerait-on? Avec la plus parfaite ingénuité Lacordaire proposa de l'appeler l'Edification. M. Augustin Cochin, esprit fort avisé, n'eut pas de peine à faire repousser la motion : « Le moyen, dit-il, de mettre un pareil titre sur une table de café ? Qui donc, entre deux bocks, osera demander l'Edification? »

Le sens du ridicule faisait défaut à Lacordaire, nous disait notre premier doyen, M. Connelly, de qui nous tenons l'anecdote. Le jugement du Père manquait d'expérience et de largeur; mais il n'était pas faux. Sa théologie tant attaquée dans son ensemble, a fait l'objet d'une loyale justification, de la part d'un de nos savants collègues, le P. Delabarre, de la Compagnie de Jésus. Le cercle du Luxembourg n'a pas perdu le souvenir de la belle conférence qu'il entendit, à cette occasion, le 18 février 1898. Nous tenons à rappeler ce détail parce que M. Ledos, dans son excellente biographie, nous dit que Lacordaire partagea, dans une certaine mesure, le préjugé

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