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sidéré comme un malhonnête homme. Les lois fiscales, dans l'opinion commune, ne sont pas de celles qui nous obligent en conscience. Mais il semble que cette hostilité et cet esprit de fraude à l'égard du fisc aient subi, depuis quelques années, une sensible recrudescence. Bien des gens honorables, de ceux qui ont l'habitude de payer ponctuellement leurs contributions, sans attendre les papiers multicolores du percepteur, en sont venus à se demander comment ils pourront échapper au fisc, à s'y préparer, à s'y essayer. La preuve en est dans ces incessantes menaces qu'il profère par la bouche du ministre des finances, dans ces rigueurs inédites qu'il nous fait entrevoir, dans les projets de lois et de traités qu'il dépose ou qu'il annonce. On n'a jamais tant parlé de fraude fiscale que depuis deux ou trois ans. Rien qu'en six mois, M. Caillaux a fait publier un arrangement anglofrançais en vue d'empêcher autant que possible la fraude dans les cas de droits de succession », un projet de loi tendant à prévenir et à réprimer cette fraude par l'institution d'un envoi en possession spécial aux valeurs mobilières, existant à l'étranger, qui dépendent d'une succession ouverte en France; et un autre projet encore (celui-ci n'a que quelques jours de date) pour «< impartir à l'administration la faculté de déférer le serment décisoire aux déclarants », afin de l'armer à l'avance contre des évasions éventuelles ».

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Si l'on cherche la cause de cet état d'esprit du contribuable français, on la trouve dans deux lois nouvelles, l'une déjà votée et que nous subissons dès à présent; l'autre qui se prépare et qui est depuis hier votée en principe. Nous voulons parler de la loi de 1901 qui a transformé l'impôt proportionnel sur les successions en un impôt progressif exorbitant, et de la loi imminente qui frappera le revenu d'un impôt également progressiet non moins exagéré. Ces deux lois qui procèdent de la

même idée, et qui se complètent l'une l'autre, irritent les plus modérés de ceux qu'elles atteignent; elles surexcitent l'esprit de fraude, elles le font naître là où il n'existait pas. Les répugnances qu'elles soulèvent ne feront que s'accentuer à mesure qu'on les connaîtra mieux et qu'on les verra en application.

Malgré leur connexité nous ne voulons étudier ici que la première de ces lois. Pour l'autre, nous ne savons pas encore au juste ce qu'elle sera, en quel état elle sortira de nos Chambres, quels moyens de sanction seront proposés pour en assurer l'exécution, ni, par conséquent, comment on fera pour s'y soustraire; nous ne pourrions, sur ces divers points, émettre que des conjectures. La loi de 1901, au contraire, est appliquée depuis plusieurs années; on peut se rendre compte des résultats qu'elle donne. Nous essaierons, à propos de cette loi, de montrer d'abord comment elle a contribué à développer ces dispositions à la fraude en matière d'impôt successoral, que l'on constate actuellement chez le contribuable français. Nous verrons ensuite les moyens divers, les uns licites, les autres interdits, qui ont été employés, ou qui pourront l'être, pour se soustraire à cette loi, comme aussi ceux dont l'administration dispose, ou qu'elle réclame, pour sauvegarder ses droits. Autrement dit, nous verrons d'abord pourquoi, et ensuite comment l'on fraude le fisc.

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I. L'impôt sur les successions a pour lui d'être productif et facile à percevoir.

Il est productif. Il rapportait en France, avant la loi de 1901, environ 200 millions par an. Depuis, il a donné en 1903 (première année d'application intégrale du régime inauguré par cette loi), 233 millions; en 1904, 266 millions; en 1905, 259 millions; en 1906, 239 millions; en

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1907, 247 millions'. Au projet de budget pour 1908, il est prévu pour la somme de 240 millions environ.

En Angleterre, où le patrimoine national est plus élevé que le nôtre, l'impôt successoral établi en 1894 a rendu, en 1903-1904, 325 millions de francs, et même (en comptant la part versée à d'autres participants, en dehors de l'État), 430 millions.

2. Cet impôt est facile à percevoir, à un double point de vue objectivement, et subjectivement, au point de vue de la matière imposable, au point de vue du contribuable.

En général, les impôts sur le capital ont grand' peine à fonctionner. « Personne, en effet, n'établit couramment le compte en capital de ses meubles, de son champ, de sa maison, de ses titres et créances. Par exception, quelques-uns s'adonnent à cette statistique; mais pour la majorité l'occasion de la dresser ne s'offre presque jamais; ou plutôt, quand elle s'offre, ce n'est qu'à l'égard de parties isolées de l'avoir individuel, dans le cas de vente ou d'achat de propriétés, circonstances rares dans la vie, dont le temps efface le souvenir, sans parler des variations considérables qu'apporte le temps aux estimations primitives. De sorte que la valeur vénale des biens de chaque famille demeure habituellement à peu près inconnue d'une

1. Ces renseignements sont fournis, année par année, par le Bulletin de statistique et de législation comparée que publie le Ministère des Finances.

2. Fortune de l'Angleterre environ 250 milliards en 1885, pour une population égale à celle de la France; en 1903, 375 milliards, suivant sir Richard Giffen. Fortune de la France: 190 à 200 milliards, suivant les uns, 220 à 230 milliards suivant les autres. V. Gide, Econ. polit., 5e édit., p. 478. Stourm, Systèmes généraux d'impôts, 2e éd., p. 223, note 1. Nitti, Principes de sc. des fin. (trad.), 1904, p. 122. Leroy-Beaulieu, Econ. fr., 24 sept. 1905. De Foville, Econ. fr., 10 juin 1899.

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REVUE DE L'Institut CatholIQUE, 1908. - No 3.

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façon précise à ses membres1». Et s'il en est ainsi pour le propriétaire, quel doit être l'embarras du taxateur ?«< Sauf à l'égard des valeurs cotées à la Bourse, rien ne devient plus malaisé pour le fisc que de déterminer la valeur vénale des objets composant les fortunes particulières créances individuelles, mobilier, maisons, terres, parts d'intérêts dans les entreprises industrielles ou commerciales, etc. 2». Au contraire, les biens composant une succession s'offrent pour ainsi dire d'eux-mêmes au fisc. La capitalisation des éléments qui la composent est faite par les nouveaux propriétaires pour leur partage. Et si, par hasard, il n'y a qu'un héritier, il y aura presque toujours des réalisations. Des actes, authentiques, ou du moins enregistrés, étaleront au grand jour toute cette fortune. Et les agents du fisc n'auront aucune peine à y appliquer l'imposition. légale.

Joignez à cette observation les circonstances dans lesquelles, assez souvent, est recueillie une succession. C'est un collatéral, c'est un ami qui y est appelé : il ne s'y attendait pas, ou, s'il la prévoyait, il savait aussi qu'il n'y pouvait pas absolument compter, et que la volonté du défunt aurait pu l'en priver. C'est une aubaine. Le moment est favorable pour lui demander d'en céder au fisc une part; l'instant psychologique est bien choisi. L'héritier n'y regardera pas de très près. Tout compte fait, il réalisera encore un bénéfice important et sera sensiblement plus riche qu'il ne l'était quelques jours auparavant3. L'enfant qui recueille la succession paternelle n'éprouve, certes, ce sentiment qu'à un degré beaucoup plus faible; mais il

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3. V. cette considération développée dans Leroy-Beaulieu. Sc. des fin., 7 éd., I, p. 616. Cauwès, Econ. polit., IV, p. 399. — Boucard et Jèze, Élém. de la sc. fin., 2o éd., II,

Traité élém. de la sc. des fin., 1907, p. 19.

p. 738. Allix,

l'éprouve, lui aussi, dans une certaine mesure, quoi qu'on en ait dit', car, lui aussi pouvait se voir frustré de ses espérances par des dilapidations, par des placements à fonds perdu, par un testament le réduisant à sa réserve.

Pour ces deux raisons, productivité de l'impôt successoral, et facilité de son recouvrement, les économistes s'accordent à considérer les successions comme (( une excellente matière imposable ».

3. C'est pour les mêmes raisons, apparemment, que cet impôt est très ancien et presque universel. On a écrit qu'il a existé de tout temps et en tout pays 3. C'est un peu exagéré. Il n'est apparu qu'au temps d'Auguste, sous le nom de vicesima hereditatium; et il avait disparu avant Justinien. On le revit au moyen âge, ressuscité. par les seigneurs et par les rois sous des noms divers : c'étaient les droits de relief ou de rachat perçus par le suzerain à la mort du vassal, le droit de centième denier, institué par les édits de décembre 1703, d'octobre 1705 et d'août 1706. Ce droit, dont la dénomination ancienne est encore connue dans nos campagnes, n'a jamais été abandonné depuis par notre législateur fiscal; les décrets des 5-19 septembre 1790 et du 22 frimaire an VII l'ont emprunté à l'ancien régime. Mais il est encore inconnu chez un certain nombre de nations modernes par exemple, dans une

1. Leroy-Beaulieu, op. cit., p. 616.

2. Stourm, p. 232. Quelques économistes (Adam Smith, Ricardo, Mac Culloch) ont fait des objections non pas précisément contre le principe de l'impôt successoral, mais plutôt contre ses excès. << Les droits successoraux, disait dernièrement M. Asquith à la Chambre des communes, fournissent le mode le plus puissant qu'on ait inventé de taxer la fortune réalisée. »

3. Leroy-Beaulieu, op. cit., p. 614.

4. Bouchaud, De l'impôt du vingtième sur les successions... Paris, 1772. Cagnat, Étude historique sur les impôts indirects chez les Romains, 1882. Wahl, L'impôt de mutation par décès en droit romain (th. de doctorat), donne la bibliographie.

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