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LA COMPOSITION FRANÇAISE

A

L'EXAMEN DE LA LICENCE ÈS LETTRES

Le nouveau programme de la licence ès lettres a supprimé l'ancienne dissertation française. Il l'a remplacée par une composition, sur un texte choisi dans des ouvrages français, dont la liste est arrêtée officiellement pour chaque Faculté.

Comment faut-il entendre cette composition nouvelle ? La question a été posée à l'Institut catholique de Paris par un certain nombre de correspondants.

La réponse est délicate, les examinateurs d'une même Université ne s'entendant pas toujours entre eux. A Paris, il semble résulter d'informations diverses que les professeurs de la Faculté des Lettres penchent, en général, pour une interprétation un peu spéciale.

Nous avons donc eu la pensée, afin d'être agréables à ceux qui nous ont interrogés, de publier les notes prises à l'un des derniers cours de M. l'abbé Bertrin, qui, selon son usage, en rendant compte des compositions remises par les étudiants, en a fait et proposé une lui-même, à titre d'indication.

Voici le sujet qui avait été proposé :

Dans la dix-huitième des Lettres philosophiques de Voltaire, commenter le premier paragraphe, que voici :

Les Anglais avaient déjà un théâtre aussi bien que les Espagnols, quand les Français n'avaient que des tréteaux. Shakespeare, qui passait pour le Corneille des Anglais, fleurissait à peu près dans le temps de Lope de Vega: il créa le théâtre ; il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre connaissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée, mais vraie; c'est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglais; il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles, répandus dans ses farces. monstrueuses qu'on appelle tragédies, que ses pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. Le temps, qui seul fait la réputation des hommes, rend à la fin leurs défauts respectables. La plupart des idées bizarres et gigantesques de cet auteur ont acquis, au bout de deux cents ans, le droit de passer pour sublimes. Les auteurs modernes l'ont presque tous copie; mais ce qui réussissait dans Shakespeare est sifflé chez eux, et vous croyez bien que la vénération qu'on a pour cet ancien augmente à mesure qu'on méprise les modernes. On ne fait pas réflexion qu'il ne faudrait pas l'imiter, et le mauvais succès de ses copistes fait seulement qu'on le croit inimitable.

Observations générales du professeur:

1o Un danger à éviter, dans ce travail, c'était de ne parler, comme plusieurs l'ont fait, que de Voltaire ou de Shakespeare, ou encore du jugement porté, alors et plus tard, par le premier sur le second. En réalité, la Faculté demande aux candidats un commentaire, où l'on ne se borne pas à discuter une idée, serait-ce l'idée générale du passage.

2o La composition, telle qu'on l'entend, est une sorte d'explication française, mise par écrit. Or, dans deux conférences, nous avons étudié, au début de l'année, la manière d'expliquer littérairement les auteurs. Trois explications, avons-nous dit, sont possibles: une explication littérale, qui concerne la langue, une explication historique, et une explication proprement littéraire. Vous Vous souvenez que c'est la division même que nous avons adoptée, dans

une composition précédente, faite sur une page de l'École des femmes. Mais ces trois commentaires ne s'imposent pas toujours. Le second peut n'être pas appelé par le texte. Il existe même des cas plus rares où le premier paraîtrait superflu. Mais il n'y en a pas qui permette de négliger le troisième. Un bon plan ici semble être celui qui présenterait ces trois parties: la langue, le style, les idées littéraires.

3o Pour ce qui concerne la manière d'exposer, le style sera simple, le développement plutôt didactique. Mais en même temps on évitera ce qui paraîtrait négligé: il faut un certain art. Rien de décousu, pas de notes. Que les notes et tous les détails nécessaires entrent dans le tissu même du développement ! Beaucoup d'ordre ! La Faculté demande que la composition soit particulièrement soignée, et elle a raison. C'est, dans les écrits, une qualité éminemment française, et les étrangers le reconnaissent sans embarras.

En s'inspirant de ces principes, voici, à mon avis, une manière dont on aurait pu présenter le sujet.

Sur les vingt-quatre lettres, dont se compose actuellement l'ouvrage de Voltaire intitulé Lettres philosophiques, dix-sept sont consacrées àdes sujets divers. Les sept dernières ont pour objet l'histoire de la littérature et des littérateurs, dans ce pays si admiré de l'écrivain français, qui y avait trouvé, pendant deux ans et demi, une hospitalité précieuse, après son affaire avec le duc de Rohan et son court séjour à la Bastille.

Voltaire commence cet aperçu littéraire par ce qui touche à la tragédie, et naturellement c'est de Shakespeare que ce genre l'amène à parler tout d'abord. Pour lui, Shakespeare a créé le théâtre en Angleterre. Mais, avec des scènes magnifiques, il présente des défauts « monstrueux » et sa gloire a porté tort à la tragédie anglaise, en donnant à ses défauts une sorte de consécration illustre, qui égaré ses successeurs, presque tous ses « copistes ».

Ce morceau est intéressant et il appelle diverses observations. Essayons d'en étudier la langue, puis le style;

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nous verrons, ensuite, quelles idées littéraires y montre l'auteur.

son sens

A première vue, et si l'on n'y regarde pas de près, rien ne paraît distinguer cette langue de celle que parla le siècle précédent, surtout chez ses derniers écrivains comme La Bruyère. Au fond et pour qui l'observe soigneusement, l'identité ne s'étend guère au delà du Vocabulaire. Mais quant au vocabulaire, elle est certaine. On le voit d'abord à l'emploi de certains mots ou de certaines formes, qui sont depuis sortis de l'usage. Lorsque Voltaire parle du « mauvais succès des copistes » de Shakespeare, il s'exprime comme auraient pu s'exprimer Bossuet, Mme de Sévigné ou Racine: succès garde son étymologique; il désigne un fait qui vient après un autre (succedere), c'est-à-dire un résultat. Il est vrai que, si le mot n'est accompagné d'aucun adjectif ou si l'adjectif qui l'accompagne n'est pas de sens défavorable, il signifie, comme aujourd'hui, un résultat heureux. C'est ainsi que Voltaire écrit un peu plus haut que les pièces de Shakespeare << ont été jouées avec le plus grand succès ». Mais sa langue peut donner au même nom une épithète péjorative, pour marquer un résultat malheureux. Et cet usage, s'il est contraire au nôtre, est conforme à celui du xvIIe siècle.

Et, de même, nous ne dirions plus qu'un poète «< fleurissait à l'époque d'un autre. Fleurir, à l'imparfait de l'indicatif, a pris la forme florissait, comme le participe présent est devenu florissant. Mais les classiques employaient, dans le sens figuré, comme Voltaire, la forme de ce verbe que nous réservons au sens propre. Bossuet n'a-t-il pas dit : « La réputation toujours fleurissante de ses écrits »?

Mais, ce qui contribue plus encore à la ressemblance, c'est que le passage, comme l'ouvrage entier et comme tous les livres de l'auteur, est étranger au néologisme,

dont Voltaire fut toujours l'ennemi. L'abbé de Saint-Pierre, en 1724 puis en 1730, avait réclamé, après quelques autres, la liberté pour les écrivains de créer des mots nouveaux. La tentative ne réussit pas. Voltaire s'y montra particulièrement opposé. Jean-Jacques Rousseau prétendait que, s'il lui fallait recourir à dix solécismes pour se faire entendre plus fortement ou plus clairement, il n'hésiterait pas, et de fait il n'hésita guère, pas plus devant les mots nouveaux que devant les tours étrangers. Mais Voltaire resta toujours fidèle à sa théorie. Quoique dans sa correspondance il ne se soit pas toujours défendu d'employer des mots que l'usage n'avait pas encore consacrés, il soutint que la langue était « fixée », qu'il fallait s'abstenir de la corrompre, sous prétexte de l'enrichir, et il s'en abstint dans ses ouvrages.

Un autre caractère de cette langue, et on le distingue aisément, c'est la sévérité de la syntaxe. Tous les tours sont réguliers; on ne rencontre pas même une de ces libertés honnêtes, que les classiques ne se refusaient pas, et qui étonnent chez eux, quand l'expérience n'a pas appris combien leurs règles étaient souples: leur grammaire laissait flotter un peu la bride. Ici, aucun tour ne surprend, rien n'est à justifier; tout est conforme à des lois précises et inviolables. La grammaire triomphe, une grammaire rigoureuse, dont Voltaire s'est fait, d'ailleurs, le champion contre Corneille, et que d'autres ont opposée même à Racine. Phèdre et Athalie ont été, dans ce siècle, accompagnées d'un commentaire préservatif. La pente de l'époque est là, et Voltaire y cède avec entrain.

Un trait plus facile encore à observer, par comparaison avec les grands classiques, c'est l'absence de tout ce qui rappelle la période. Et d'abord la phrase est courte; elle devient brève et incisive, au lieu de se complaire dans cette ampleur, un peu grave, qui rappelait ses origines. De plus, elle ne se lie pas à la précédente au moyen d'une parti

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