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Platon par des impostures. Les allégoristes prétendirent expliquer l'Iliade et l'Odyssée du poëte, comme Philon et quelques hérétiques ont expliqué la Genèse; les coryphées de la théurgie osèrent prêter aux belles conceptions morales du philosophe l'appui de leurs fausses merveilles. Gardons-nous cependant d'une injuste prévention, plus à craindre que l'enthousiasme, parce qu'elle est plus commune. Brucker dont l'esprit, accoutumé aux entraves d'Aristote, concevait peu les inspirations et les témérités d'une âme religieuse, a fort mal jugé Platon, et plus mal encore ses nouveaux disciples. Depuis, on ne les a guère jugés que d'après lui: nous parlerons d'après leurs

textes mêmes.

L'Egypte et l'Orient furent aussi le théâtre où se montrèrent la plupart de ces chefs de doctrine, qui tous, avec plus ou moins de droit, prenaient le titre de Platoniciens. L'Eclectisme (1) de Potamon, que Suidas fait naître à Alexandrie vers le temps d'Auguste, l'Eclectisme, c'està-dire le choix des vérités, philosophie tolérante, perfectionnée par Ammonius au commencement du troisième siècle, avait enfanté ces nouvelles écoles, qui paraissent, en plusieurs points, si différentes de celle de Socrate. Ammonius d'Alexandrie, disciple d'Athénagoras et de Saint Clément, fut Chrétien; et s'il cessa de l'être, comme l'a prétendu Porphyre, ce fut sans doute dans l'es

(1) Voy. Histoire critique de l'Eclectisme, 17€6, par Malleville, contre Brucker et l'Encyclopédie. Brucker se trompe souvent, t. II, p. 189 sq., et toutes les fois qu'il parle des Eclectiques; mais il fallait peut-être le réfuter autrement. Quoique Buhle, dans la seconde partie de son Introduction, soit un peu moins injuste, on n'a pas encore bien écrit l'histoire philosophique des quatre premiers siècles. Nous la connaîtrons mieux enfin, quand nous pourrons étudier l'ouvrage dont M. V. Cousin s'est tracé le plan dans la Préface de son édition de Proclus.

poir de résister avec succès au triomphe d'une croyance dont il enviait la gloire, et de fonder lui-même une religion qui fût embrassée de tous les peuples. En effet, il essaya, dit-on, de mêler et de concilier ensemble les dogmes des Egyptiens, des Mages, des Gymnosophistes, des Hébreux, des Chrétiens même; il espérait que cette sorte de syncrétisme rapprocherait toutes les opinions, vaincrait toutes les dissidences, et, grâces au système de l'allégorie, accorderait, par une convention secrète, les prêtres de tous les autels. Ce plan ne pouvait être exécuté par un homme; mais il faut avouer que si quelque projet avait pu inquiéter les défenseurs du vrai culte, c'eût été la hardiesse de cette pensée, fruit d'un esprit vaste, profond, et habile à séduire l'insatiable curiosité de notre ignorance. Peut-être exagérons-nous le danger; car ce n'est que sur des traditions contradictoires que nous pouvons juger Ammonius : il n'a rien écrit.

Dans cette trève philosophique et religieuse, Platon était regardé comme médiateur. On comparait les livres orientaux, et surtout les livres hébreux, avec les siens ; on croyait y voir les mêmes figures, les mêmes mystères; Numénius d'Apamée le commentait dans cette vue, et il l'appelait hautement le Moïse Athénien. Platon, qu'on voulait quelquefois accorder avec Aristote, mais qu'on laissait le plus souvent régner seul, fut révéré à l'égal d'un prophète pendant cet âge et les suivans; sa doctrine. est le lien de toutes les autres dans les écrits des disciples d'Ammonius, surnommé lui-même le disciple de Dieu.

Un de ses prosélytes les plus célèbres, Plotin, égyptien de Lycopolis, homme bizarre, mais vertueux et austère, parcourut l'Orient, étonna Rome par son génie, et devint l'apôtre du Néo-Platonisme. Ceux qui entendent ses Ennéades, mises en ordre et publiées par Porphyre, y

surprennent les secrets et les vœux de cette secte ambitieuse. Les succès de Plotin furent rapides: il vivait encore, qu'il passait déjà pour demi-dieu; c'était bien plus que prophète.

Porphyre, au chap. 7 de la vie de son maître, raconte qu'un prêtre égyptien, se trouvant à Rome, voulut montrer à Plotin, dans le temple d'lsis, son Démon ou son Génie; mais qu'au lieu d'un simple Démon familier, il apparut un dieu, le dieu qui veillait sur les destinées de Plotin, un dieu tel que celui de Socrate. Le seul témoin, admis à l'évocation par les deux thaumaturges, eut tant de peur que les oiseaux sacrés, qu'il tenait alors, furent étouffés dans sa main. O mortel fortuné, s'écria l'Egyptien, tu as pour protecteur, non pas un Démon, mais un dieu! Marsile Ficin (1) voit ici une opération magique, et Th. Gale (2), un pacte avec le diable. Il est bien plus simple d'y voir un impudent mensonge.

Mais si nous lisons sans préjugé les ouvrages singuliers de cet homme, qu'il ne faut pas accuser du délire ou de l'imposture de son historien, nous trouverons peut-être, au moins quand nous croirons l'entendre, que les NéoPlatoniciens ne s'écartent pas autant qu'on le pense de l'ancienne Académie, eclectique elle-même, puisqu'elle avait formé un tout des opinions éparses en Egypte, en Asie, et de celles de Pythagore, d'Héraclite et de Socrate. Le principal caractère de ses nouveaux sectateurs fut de s'attacher de préférence àce qu'elle avait de Pythagorique, c'est-à-dire, de merveilleux. La trinité divine, formée du bien suprême et créateur, de l'intelligence, âme du

(1) In Plotini Ennead. III, 1. 4, p. 278. Proclus a rappelé cette apparition, Comm. sur le 1o. Alcib. p. 198.

(2) In Iamblich. De Myster. Egypt. p. 310, Oxford, 1678: Negotium perficitur vi pacti.»

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monde idéal, et d'un autre Verbe, âme du monde sensible (1); les démons, ou visibles comme les astres, ou invisibles comme les dieux, êtres intermédiaires, causes. secondes, génies tutélaires de notre âme; cette âme exilée sur la terre dans un corps mortel, mais contemporaine du monde, une, libre, et qui doit mériter par la vertu son retour dans sa patrie céleste; la métempsycose, ou les diverses fortunes de l'âme coupable, condamnée à expier ses fautes en restant attachée aux diverses modifications de la matière (2): tout cela est implicitement dans Platon. L'imagination de ses successeurs n'a fait qu'adopter avec enthousiasme les conséquences de ses fables métaphysiques; elle a voulu croire plus qu'il n'avait cru lui-même. Pardonnons à ces erreurs de la foi: on ne sait pas assez quel est le despotisme des esprits supérieurs dans les siècles d'illusion. Souvent l'admiration devient superstitieuse; souvent les hommes de génie exercent une puissance funeste sur les faibles hommes, qui les voient si loin au-dessus d'eux. Homère a des temples, des sacrificateurs, des fêtes publiques; Platon, des disciples magiciens et prophètes.

Quant au syncrétisme qu'on trouve dans les plus sages, faut-il donc leur faire un crime d'avoir espéré la concorde et la paix? Je ne parle point de l'alliance, peutêtre impossible, de toutes les croyances; mais réconcilier seulement Platon, Aristote, Zénon, n'était-ce pas déjà ramener l'unité Socratique, détruite par l'amour-propre et les rivalités? Et ceux qui tentaient cette révolution paisible, et qui s'applaudissaient de retrouver dans l'é

(t) Plotin, Ennead. V, 1, 8.

(2) « Platonem animas hominum post mortem revolvi usque ad corpora bestiarum scripsisse certissimum est. » D. August. de Civit. Dei, X, 30. On en voit la preuve dans nos extraits.

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lève chéri de Socrate son interprète le plus éloquent et le plus fidèle, étaient-ils si coupables de s'appeler Platoniciens? car on leur refuse même ce titre. Ah! pour prix de leurs longs travaux, de leur patience opiniâtre à chercher la vérité, laissez-leur du moins le nom de leur maître !

Reconnaissons pourtant que les excès téméraires qu'on reproche à cette époque ne venaient pas toujours de l'enthousiasme; le mensonge y régnait aussi-bien que l'erreur; quelques zélateurs imprudens combattaient par la ruse et la fraude: et si, d'un côté, on trouve de faux Evangiles, de prétendus vers sibyllins, le faux Aristée, le faux Denys-Areopagite; de l'autre, se multipliaient les ouvrages apocryphes sous le nom de Zoroastre, d'Hermès, d'Orphée; des philosophes sont soupçonnés d'avoir imaginé et répandu, tantôt de vieux livres théologiques, pour prouver aux Chrétiens que leur croyance était antérieure à leur maître, tantôt de faux oracles pour les tromper. C'est ce qu'on a dit de Porphyre.

Le phénicien Porphyre, instruit par Longin, écrivit mieux que tous les philosophes de cet âge; vaincu par l'ascendant de Plotin, dont il était le néophyte, il fut bientôt le plus visionnaire des sophistes, l'ennemi le plus aveugle de la religion qu'il croyait sa rivale. C'était pour parodier les Evangélistes que Porphyre et Iamblique remplissaient de tant de miracles la vie de Pythagore; Philostrate, celle d'Apollonius de Tyane; Lucien, celle du faux-prophète Alexandre, et sa Mort de Pérégrinus. Lucien ne voulait que plaisanter; mais, suivant quelquesuns de ces implacables antagonistes du nouveau culte, Pythagore, Socrate, Platon, Apollonius, étaient autant de dieux (1), qui avaient pris la forme humaine pour (1) Iamblich. Vit. Pythagor. c. 6.

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