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été faite dans le moment même, la dégradation augmentait rapidement, et exigeait une dépense dix fois plus forte. Un orage ayant considérablement dégradé la grande route de Paris à Metz, dans une pente très-rapide, j'ordonnai que les réparations fussent faites aussitôt, afin d'empêcher des accidents très-probables. Le directeurgénéral des ponts et chaussées m'adressa de graves reproches. J'avais, disait-il, excédé mes pouvoirs, et violé les règles de la comptabilité. Je reconnus ma faute; je lui dis de ne point s'occuper de la dépense, et que je serais heureux de la

moi-même.

payer

Je ferais un volume de touts les détails de ce genre, ou à peu près semblables, qui se présentent à ma mémoire. Napoléon en eut souvent des preuves, et en manifesta toujours beaucoup de mécontentement.

La partie la plus difficile dont était chargé un préfet, c'était la conscription; mais il y avait plusieurs manières de présider à cette grande et pénible opération. On pouvait, sans manquer à la loi, y mettre plus ou moins de justice générale et de justice relative. Quant à la chose en elle-même, nous voyons qu'après le retour de nos rois, on a été forcé de rétablir la conscription. Elle existe dans presque touts les Etats de

l'Europe; elle existait dans toutes les anciennes républiques. Quelle que soit la forme et la dénomination, c'est toujours un enrôlement forcé. Les Français, qui le regardent comme une tyrannie, devraient se rappeler qu'il était inconnu sous nos rois, avant la révolution; qu'il fut enfanté par elle, et que l'injustice et l'horreur dans l'exécution furent portées au dernier degré pendant les beaux jours de la révolution.

Dans l'état actuel de l'Europe, à moins de trouver le secret merveilleux d'empêcher les peuples de se faire la guerre, il faut se résoudre à voir les armées formées par des enrôlements plus ou moins forcés. On voit même qu'ils ont été plus sévèrement exigés, et les infractions plus cruellement punies dans les républiques que dans les monarchies.

Des préfets, par la crainte très-louable de commettre des injustices, faisaient marcher tout homme qui n'avait pas une infirmité réelle et apparente. Des hommes d'une extrême faiblesse, d'une mauvaise constitution, étaient envoyés dans les armées, ou plutôt dans les hôpitaux, je dirais presque à une mort certaine, et sans rendre aucun service à l'Etat. J'ai toujours pensé différemment ; j'ai cru qu'on ne pouvait, sans barbarie, envoyer à l'armée cette espèce d'hommes,

et j'ai soutenu ce principe dans les conseils de

recrutement.

M. Lacuée de Cessac, directeur de la conscription, me reprocha le grand nombre de réformes qui se faisaient dans mon département et surtout dans de certains cantons, et il compara ce nombre à un nombre beaucoup moindre du département du Cantal. Je lui répondis que je ne savais pas comparer des choses que je ne connaissais pas ; que je connaissais l'espèce d'hommes réformée dans mon département, mais non celle qu'on faisait marcher dans le Cantal; qu'ainsi je ne pouvais faire ni admettre aucune comparaison entre elles, mais que j'allais faire examiner de nouveau les hommes réformés du canton qu'il me désignait. Ils habitaient une vallée basse, dans lés environs de Metz. Je fis ranger derrière eux des conscrits des hauteurs de Brie: ceux-ci semblaient des géants auprès des autres. Le conseil constata avec la plus scrupuleuse exactitude cette différence: il avait sous les yeux les deux termes de la comparaison, il pouvait comparer et juger; il décida qu'on ne pouvait faire marcher aucun des hommes déjà réformés.

En France, pendant la guerre, un homme faible doit périr dans les hôpitaux. Il n'en était pas de même à Rome. César écrivait à ses lieu

tenants Mitte sanos, redderò fortes. Envoyez des hommes sains, je les rendrai forts. Nous ne pouvons dire la même chose; nous ne cherchons

pas à les rendre forts. La vie claustrale à laquelle ils sont condamnés dans les casernes, le manque absolu d'exercices propres à déployer et augmenter les forces, l'espèce d'exercice qu'ils font, et dont la base est l'immobilité, c'est-à-dire la chose la plus propre à affaiblir un homme, ce qu'on appelle la tenue, c'est-à-dire un habillement qui serre et fatigue les bras, le cou et la poitrine, tout cela est merveilleusement imaginé pour affaiblir les hommes forts avant d'aller à l'armée, et pour réduire à rien les hommes faibles. Ajoutez l'ennui qui en résulte nécessairement, cette maladie accablante qui ôte à l'homme toutes ses forces. Tout, dans cette partie, est contraire au plus simple bon sens. Non seulement les exercices militaires des Romains rendaient forts les hommes faibles, bien constitués, mais encore, comme le dit Cicéron, ils étaient un véritable amusement, et les soldats s'y portaient avec ardeur. Leurs généraux en donnaient, l'exemple. Pompée, à cinquante ans, faisait touts les exercices dans le Champ-de-Mars, et, tout armé, se jetait ensuite dans le Tibre.

Comme nous sommes naturellement imita

teurs, nous n'avons pu voir les poitrines enflées des Russes sans les admirer, et sans nous les donner; et, malgré les dessins dans lesquels d'ingénieux dessinateurs nous les montraient bossus à la poitrine, serrés, comme des guêpes, au-dessus. des hanches, nous avons voulu paraître avoir une conformation extérieure dont nous serions désolés et honteux, si la nature nous l'avait donnée. Mais tandis que nous imitions les Russes, et même avec excès, deux ans après, les médecins de la garde impériale russe s'élevaient, dans un rapport adressé à l'empereur Alexandre, contre ces poitrines enflées, contre les vêtements serrés au cou; déclaraient qu'ils ne pouvaient être supportés par certains tempéraments, et qu'ils occasionnaient de graves accidents. Qu'on se figure l'effet que

doivent produire de tels vêtements dans les colonies. Des officiers revenus de la Guadeloupe m'ont dit que souvent, à l'exercice, ces ligatures leur faisaient monter le sang à la tête, au point d'être forcés à se retirer, et qu'ils aimaient mieux passer des soirées dans leurs chambres, vêtus comme l'exigeait le climat, que d'aller dans la ville et dans les sociétés, parce qu'il aurait fallu conserver, dans toute sa rigueur, cette tenue, sans laquelle ils auraient été punis, comme d'une grave infraction à la dis

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