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cipline militaire. Le chef qui les aurait rencontrés un peu déboutonnés, afin de respirer librement, aurait poussé un cri d'horreur.

Des ministres de Bonaparte ont dit, dans des rapports publics, que la population avait augmenté pendant ces guerres continuelles, et l'on a cru qu'ils en imposaient. Cette augmentation était apparente et réelle. L'apparente venait de ce qu'on faisait les états avec plus d'exactitude qu'auparavant, et l'augmentation résultait de la comparaison des anciens états avec les nouveaux; mais, en outre, l'accroissement réel était positif. Je crois que la vaccine en était la plus grande cause. Ajoutez le très-grand nombre de mariages contractés pour se soustraire à la conscription.

Cependant, ces états, si exacts, étaient trompeurs en une chose qu'on ne calculait pas, mais qui frappait les yeux des observateurs. J'ai souvent remarqué que dans les champs, on ne voyait occupés à la culture que des vieillards, des femmes et des enfants. Les jeunes filles et les enfants étaient très-nombreux. Je doute que les garçons fussent assez nombreux pour remplacer toujours les vides occasionnés par le service des armées, bien moins encore pour entretenir l'augmentation réelle de la population. Je crois que si la guerre avait continué, on aurait aperçu tout à

coup un grand changement; que les dénombrements l'auraient manifesté, et que le décroissement de la population aurait été rapide, dès l'instant qu'il aurait commencé.

La manie de tout calculer, de parler toujours en mathématicien et en géomètre, s'était introduite, même parmi les littérateurs, avant la révolution. On prétendait qu'une nombreuse population était la marque la plus certaine du bonheur d'un peuple. J.-J. Rousseau, après l'avoir prouvé à sa façon, s'écrie avec emphase : « Maintenant, calculateurs, comptez; c'est votre affaire. » D'après ce principe, jamais les Français n'auraient été plus heureux que sous Napoléon; car, malgré l'extermination des hommes pendant une longue guerre, la population de la France augmentait. Mais voici un Anglais qui renverse touts ces raisonnements. Il soutient que la population toujours croissante de l'Angleterre vient de la misère, parce que plus les dernières classes du peuple sont malheureuses, plus elles se marient sans réflexion et sans balancer, tandis que dans les classes un peu plus aisées, on craint de se rendre malheureux en se mariant. Non seulement ce raisonnement paraît juste au premier aperçu, mais encore on pourrait le fortifier par des raisons bien simples, tirées du genre de vie, des habitudes, du

logement et des meubles de ces deux espèces de ménages. On y trouverait que les pauvres doivent plus remplir le devoir conjugal, et avoir plus d'enfants que les personnes un peu aisées.

Les faiseurs de statistiques ont beau faire, un bon raisonnement vaudra toujours mieux que des chiffres; et même les chiffres ne seront utiles que lorsqu'ils serviront de base et d'appui à des raisonnements justes. Or, des raisonnements demandent un style clair et méthodique, que ne comportent point des tableaux.

Après la fameuse campagne de Moscou, les conscrits furent envoyés presque tout de suite à l'armée d'Allemagne. J'ai ouï dire à M. le maréchal Marmont que ces jeunes gens, qui voyaient le feu pour la première fois, l'étonnèrent par leur bravoure. Ils remportèrent la victoire à Lutzen. Mais, après la défaite de Leipzik, combien périrent dans la retraite, à Mayence et dans les autres villes, où ils furent entassés dans les hôpitaux!

Après la campagne de Moscou, Bonaparte créa un corps de gardes-d'honneur. Les instructions voulaient qu'on y fit entrer touts les jeunes gens de bonne famille qui n'avaient pas encore servi. C'était doublement injuste. D'abord, c'était contraire à la loi, puisqu'ils avaient satisfait à la conscription; en outre, beaucoup d'entre eux

étaient faibles et accoutumés à une vie molle, sans fatigue. Les envoyer à l'armée, c'était les envoyer à une mort cruelle et sans gloire, comme sans utilité. Mais à côté de ces jeunes gens, d'autres se présentaient de bonne volonté. Séduits par ce titre de garde-d'honneur, par un bel uniforme et un cheval, pleins de force et de santé, ils briguaient l'honneur de l'inscription, que d'autres ne voyaient qu'avec effroi. Je ne balançai pas un instant sur la conduite que je devais tenir. Je n'enrôlai que des hommes de bonne volonté. On ne fit pas de même dans d'autres départements; et à la fin de la campagne, on ne parlait que de ces tristes gardes-d'honneur mourant sur les chemins et dans les hôpitaux. Les familles étaient dans les larmes, et je recevais souvent des lettres des diverses provinces, dans lesquelles on me priait, parce que j'étais plus près du théâtre de la guerre, de prendre des informations sur ces malheureux jeunes gens, dont on ne recevait pas de nouvelles. C'étaient des victimes, et non des soldats, qu'on avait envoyées à l'armée. On n'avait pas suivi la maxime de César; on ne les avait pas rendus forts avant de les envoyer dans les camps.

Je n'eus pas un semblable reproche à me faire; je me suis toujours félicité de la conduite hardie,

mais humaine, que j'eus alors. Il est vrai, aussi, que des circonstances particulières me servirent, comme on va le voir; mais il fallait tirer de ces circonstances le parti que je sçus en tirer. J'avoue que j'y employai un peu de ruse, bien pardonnable dans une telle affaire. J'envoyai d'abord au ministre une première liste, où se trouvaient les désignations suivantes : Fils du chef des ouvriers de l'arsenal, fils de fermiers, fils de cultivateurs peu riches, fils d'un ancien journalier qui avait acquis quelque aisance. Je m'attendais aux reproches. Mes réponses étaient prêtes. On voulait des fils d'anciens nobles, de grands propriétaires, de magistrats, et j'enrôlais des fils d'ouvriers, des cultivateurs. Le ministre s'en plaignit fortement.

Je répondis que dans mon département étaient nés trois maréchaux de France, plus de soixante officiers-généraux, un grand nombre de colonels; qu'ils avaient des familles nombreuses; que les jeunes gens de ces familles, fiers de l'illustration militaire de leurs parents, désiraient l'honneur de servir dans un corps d'élite; que le fils de l'ancien journalier, par exemple, avait pour parent un maréchal, et s'appuyait sur cet avantage pour demander cet honneur; que le chef des ouvriers de l'Arsenal, qui présentait était un homme d'un grand talent, très-consi

son

fils,

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