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parle a produit ce qu'on appelle la statistique. C'est une science nouvelle, disait-on; elle était inconnue autrefois. A peine ces mots furent prononcés, que tout devint statistique. Réduite à ses moindres termes, était-ce la description d'un pays? La géographie l'a donnée de tout temps. Etait-ce l'état commercial, industriel d'un pays? Non seulement un grand nombre de livres nous le présentait, et nous le trouvions dans de vastes dictionnaires, mais encore nous avions vu Louis XIV demander à touts les intendants de provinces des mémoires détaillés sur celles qu'ils administraient. Ce n'était donc pas une chose nouvelle. Mais la manie générale était de paraître savant; et malheureusement, dans cette prétendue science nouvelle, il n'y a pas moyen de rien inventer, ni de combiner des idées. On fut réduit à multiplier les détails, à se jeter à corps perdu dans une foule de minuties entassées les unes sur les autres. On créa un bureau particulier de statistique. A la tête de ce bureau se trouva l'homme du monde le plus petit en idées, le plus grand chiffres. On n'a pas oublié les questions qu'il adressait, au nom du ministre, aux maires et aux préfets. Le nombre des poules, des œufs, des animaux de basse-cour, des chevaux, des boeufs, des ânes; il recherchait tout diligemment. Il adressait

les demandes les plus singulières: fallait-il monter ou descendre en allant à tel village? Un maire répondit : C'est suivant le côté d'où l'on vient.

Il demandait à quel âge les filles se mariaient, à quel âge elles étaient nubiles; si l'on cultivait telles semences, tels légumes, depuis quel temps on les cultivait; si les côteaux de vignes étaient à l'est ou au sud, et mille autres questions semblables. On répondait presque toujours en l'air; on bâtissait des romans, on s'en amusait; on cherchait quelquefois à embarrasser l'interrogant commis. J'en donnerai un exemple, en parlant de mon ministère.

Les statistiques étant à la mode, devinrent une fureur. Les préfets cherchèrent à se surpasser. Cette manie continua après la restauration. Neuf cents pages d'un grand in-quarto suffirent à peine à l'un d'eux pour la géographie, la botanique, la minéralogie, les régions montagneuses, les plaines, les bassins, les vallées, d'une trèspetite partie de la France. Viennent ensuite les sécheresses, les pluies, les vents, les orages et la neige, et bien d'autres choses encore. Et tout cela traité avec une érudition minutieuse, et annoncé à des Français comme si ce n'était pas d'une petite partie de la France que l'on parlait, comme si les choses qu'on décrivait n'apparte

naient qu'à cette petite partie. Les vers, les insectes, les poissons, les oiseaux sont nommés, décrits, comme habitants de la petite région. On dirait qu'il s'agit d'animaux d'un pays éloigné et que nous ne connaissons pas. Et tout cela pillé dans les Dictionnaires d'histoire naturelle, et exprimé dans les termes de science les moins usités. La plupart des chapitres pourraient s'applià toute la France et d'autres à l'Europe, et même aux autres parties du monde. Ce serait alors un ouvrage peut-être savant, peut-être utile, comme il en existe déjà. Mais du moins ne seraitpas ridicule.

quer

il

Un de ces faiseurs de statistique ne s'est pas contenté de l'immense nomenclature des productions de la terre, des rivières et des habitants de l'air; il a mis les noms latins à côté des noms français. Un autre faiseur déclare qu'il est convaincu que la statistique est le guide et le flambeau du gouvernement. Si ce flambeau l'a éclairé, c'était d'une lumière bien trompeuse, puisque toutes ces statistiques volumineuses et savantes n'ont pas préservé deux gouvernements successifs de suivre pendant trente ans la route la plus dangereuse, et de se précipiter l'un et l'autre dans un abîme.

La plupart de ces statistiques étaient écrites

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d'un style diffus, il est vrai; mais enfin elles étaient écrites on cherchait, on trouvait, on comprenait ce qu'on cherchait. Mais ce n'était pas assez pour ces hommes qui ne connaissent que les chiffres; ils voulurent des tableaux. Plus ces tableaux renfermaient de chiffres, moins ils contenaient de mots, plus ils semblaient dignes du siècle des lumières. Des lignes, des colonnes, des cases, des accolades en nombre infini, de grands papiers qu'il faut déployer, où l'œil se fatigue à chercher les rapports des choses et des chiffres; voilà le sublime de l'invention. Si vous voulez étudier ces tableaux, après les avoir longtemps observés, vous écrivez les résultats que vous n'avez trouvés qu'avec bien de la peine. Quatre lignes vous suffisent souvent pour vous donner toute la science contenue dans un immense tableau.

Ainsi, le tableau des secours donnés aux noyés dans la préfecture de police de la Seine, est sur un grand papier, et contient trente-cinq cases, et puis des raies, des accolades. Voici maintenant la traduction :

*

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Dans une année, 209 hommes, 62 femmes furent trouvés noyés, 45 en se baignant, 31 accidentellement, 122 volontairement, 73 sans causes vérifiées : 205 ont été reconnus, 66 non

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reconnus; les secours donnés utilement à 44,
inutilement à un seul : 226 n'ont pu être secou-
rus; 135 retirés de l'eau dans Paris, et 136 hors
de Paris. Résultat : vivants, 77; morts, 194.
Ce petit nombre de lignes m'apprend tout.ce
que m'indique l'immense tableau. Pourquoi donc
cet appareil qui fatigue mes yeux, et que je suis
obligé de traduire? C'est bien pis, dans les choses
compliquées. Comme ces tableaux ne sont pas et
ne peuvent être astreints à une règle générale,
les faiseurs combinent les séparations et les dis-
tinctions à leur manière; il faut en trouver la
clef, et souvent c'est très-difficile. En outre, les
choses qui ne sont exprimées que par des chif
fres, doivent présenter des pensées comme les
choses exprimées par des phrases; mais l'expli-
cation laconique des tableaux se réduisant à très-
peu de mots, et touts les intermédiaires étant
toujours retranchés, il en résulte une obscurité
plus ou moins grande. Je n'ai jamais pu com-
prendre plusieurs des nombreux tableaux qui
composent ce qu'on appelle recherches statisti-
ques sur la ville de Paris. Il y a plus; plusieurs
de ces tableaux, après une étude pénible, m'ont
présenté des résultats si bizarres, que je n'ose en
parler. J'aime mieux croire m'être trompé.

Un Français a fait un tableau du commerce

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