Images de page
PDF
ePub

mations du peuple. L'enthousiasme semblait inspiré par un véritable bonheur, et fut porté à l'excès. Il était franc et loyal dans le moment où il se manifestait. J'en étais convaincu; mais j'avais une trop grande expérience de la révolution, pour attacher à ces élans du peuple l'idée d'un sentiment constant et durable. Il y a cette grande différence entre les acclamations du peuple et son silence, que si les premières ne peuvent être regardées comme l'expression d'un sentiment vrai et profond, le silence, au contraire, est la véritable expression du mécontentement ou de l'indifférence. Lorsque Bonaparte passa par Metz pour commencer sa campagne de Russie, ses courses dans la ville ne furent accompagnées d'aucune acclamation.

Le prince fit manoeuvrer les troupes de la garnison. Le maréchal Oudinot les commandait sous ses ordres. Il y eut un peu d'indécision parmi quelques soldats, et le maréchal témoigna son indignation par les gestes et les paroles les plus expressifs. Après la revue, le prince étant à la préfecture, j'étais auprès de lui, lorsqu'un officier lui présenta une requête. Il la lut avec attention, manifesta son étonnement de l'injustice dont se plaignait l'officier. Elle lui paraissait évidente; il l'interrogeait avec bonté, et même avec

intérêt, lorsque le maréchal entra. Il reconnaît cet officier, et lui dit d'une voix sévère : « Que «< faites-vous ici? Comment osez-vous vous pré<< senter devant le prince, vous qui êtes connu << par votre lâcheté et votre insubordination, et « que j'ai fait mettre à la queue de l'armée? Sor«tez, et n'osez plus reparaître. »

Quelques jours après, le prince fit, à Pont-àMousson, la réception des chevaliers de SaintLouis, comme il l'avait faite à Metz. Il s'aperçut qu'il en avait reçu un de plus que le nombre marqué sur la liste qui les nommait. Il ordonna une recherche. Elle prouva qu'un officier, sans doute par erreur, s'était présenté sans aucun titre, et avait reçu la croix de Saint-Louis. Il fallut bien qu'il la rendît.

Le prince continuant sa tournée dans la partie de la France qui lui était assignée par le roi, MONSIEUR, Comte d'Artois, vint à Nancy. J'allai lui présenter mes hommages. Je l'accompagnai dans un festin militaire, où se déploya le plus vif enthousiasme. Les cris ordinaires, les épées tirées et croisées, qui ne devaient plus servir, selon le nouveau serment, que pour la cause des Bourbons, c'était, j'en suis persuadé, l'effet d'un sentiment loyal dans le moment où il se montrait; mais que sont les sentiments politiques dans un

peuple léger? Après le repas, quelques personnes se glissèrent dans la salle, où un grand nombre de militaires étaient encore à table. Elles entendirent alors des discours bien différents de ceux qui avaient frappé les oreilles du frère du roi. Ces discours ne m'étonnèrent pas; ils ne m'effrayèrent pas davantage. Je sçavais alors, comme aujourd'hui, que la destinée des gouvernements dépend uniquement et entièrement de la manière dont ils gouvernent.

Tout cela se passait dans les mois d'avril et de mai 1814. La fête de la Saint-Louis, au mois d'août, fut célébrée, à Metz, avec cet enthousiasme dont j'ai parlé, semblable à toutes ces expansions de joie et d'amour dont nous avons été si souvent les témoins, en sens contraire, pendant la révolution. L'infanterie de la garnison était composée de plusieurs régiments de la garde impériale. Le roi leur avait donné l'ancien et beau nom de grenadiers de France. Leur enthousiasme se manifesta, le jour de la fête, de la manière la plus expressive. Cela ne pouvait être autrement. Danser, boire, manger, crier, s'enivrer, remplissent agréablement une journée, électrisent les têtes, les échauffent d'un sentiment dont l'expression devient contagieuse, le rend unanime, porte même au délire, sans que tout cela signi

le

III.

13

fie autre chose que le plaisir de boire, de crier et de danser.

J'observais tout, et je rendais un compte exact et fréquent de mes observations. Accoutumé à nos mouvements révolutionnaires, cinq fois proscrit, et toujours ayant pris une part active dans ces mouvements, j'avais trop d'expérience pour ne pas croire que Bonaparte ne pouvait rester à l'île d'Elbe, tranquille et inactif, sans méditer son retour en France. Beaucoup de personnes pensaient de même, et se communiquaient leurs craintes. Une vaste conjuration se formait alors; et un homme capable de gouverner l'aurait soupçonnée, en aurait eu la certitude, avant même d'en avoir la preuve, ou seulement le moindre indice. Cette conspiration était dans la nature des choses et des situations; elle existait, parce qu'elle devait exister. Le contraire aurait été la chose du monde la plus extraordinaire.

Le gouvernement était doux, paternel, généreux et clément; mais chacun en sentait la faiblesse. Aucun des ministres n'était connu par l'habitude et le succès dans les grandes affaires, encore moins par cette détermination rapide et passionnée, si nécessaire dans de telles circonstances. M. de Talleyrand, qui avait une grande expérience des choses et des hommes, qui avait

éminemment contribué à la restauration des Bourbons, qui devait craindre le retour de Bonaparte, était au congrès de Vienne. L'armée était composée des anciens éléments; rien n'avait été changé; rien non plus dans les administrations de Paris et des provinces. Les agents subalternes dans les bureaux, qui ont tant de moyens pour cacher ou dissimuler la vérité, et pour influencer les décisions, étaient restés les mêmes. Je remarquais, dans la partie de l'ancienne garde qui était à Metz, non seulement la plus grande discipline, mais encore une sagesse, une tranquillité qui annonçaient un même esprit formé et entretenu par de puissantes inspirations. Les soldats semblaient avoir renoncé à leurs plaisirs ordinaires; jamais dans les lieux de danse et de jeux; ils se promenaient silencieusement; pas un n'était puni. Un officier supérieur de l'artillerie s'entretenant de tout cela avec moi, me disait : « C'est comme << un couvent; j'aimerais mieux qu'ils fissent des « fautes, qu'on fût obligé quelquefois de les pu« nir, qu'il y eût parmi eux des dissentiments d'opinion. Ils ne forment qu'une âme, dominée << par une influence supérieure. »

De simples soldats reçurent des lettres de l'île d'Elbe. C'étaient des camarades qui écrivaient à leurs amis. Plusieurs personnes en furent instrui

« PrécédentContinuer »