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du moins à l'ordre social, une ville si importante; mais le maréchal Oudinot ayant été forcé de quitter cette ville pour tâcher de ramener le corps des grenadiers de France, je ne pouvais espérer d'être secondé par le général Durut, qui avait le commandement de la division. Son caractère était franc et loyal; mais son grade ne lui donnait pas l'ascendant qu'avait le maréchal; et d'ailleurs il avait manifesté, mais avec beaucoup de regrets, ses sentiments, dès l'instant qu'il avait appris que le roi avait quitté la France. Il détestait Bonaparte, dont il avait eu, disait-il, beaucoup à se plaindre : il aurait éprouvé de la satisfaction à rester fidèle au roi; mais sa position particulière ne le lui permettait pas.

Je dus abandonner toute espérance, dès l'instant que nous eûmes appris que le roi était sorti du royaume. J'écrivis alors à Carnot, ministre de l'intérieur, que je ne pouvais rester plus longtemps à Metz, et que je conservais ma place uniquement pour maintenir l'ordre. Carnot me répondit par une lettre écrite de sa main:

« La différence de vos opinions politiques d'a<< vec les miennes, ne m'a jamais empêché de << conserver pour vous l'estime qu'inspirent toujours les vertus privées et les talents distin«gués. L'intérêt que vous avez témoigné à l'oc

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«casion de mon fils, lorsque j'étais proscrit, «< vous honore infiniment à mes yeux, et m'inspire de la reconnaissance. Vous sçavez, comme « moi, que, dans les mouvements révolution<< naires, on est sans boussole, et que ce sont les « évènements qui décident si l'on a eu tort ou « raison. D'après ces principes, j'ai eu tort bien long-temps, comme vous le savez; et aujour« d'hui, c'est vous. Mais, aussi, votre loyauté et « votre patriotisme éclairé me sont de sûrs ga«rants que votre dévouement pour l'empereur <«< sera bientôt aussi pur, aussi entier qu'il l'était << pour les Bourbons; et je ne doute pas que Sa Majesté, qui cherche partout des hommes cou«rageux et habiles, ne vous rende sa faveur. « Vous avez senti que vous ne pouviez plus con<< server votre place; mais j'apprécie beaucoup (( l'assurance que vous me donnez de conserver «< courageusement, jusqu'à votre remplacement, << le dépôt qui vous est confié, et de maintenir « l'ordre dans ces circonstances difficiles. »

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Cette lettre contient une phrase remarquable: Ce sont les évènements qui décident si l'on a eu tort ou raison. Après tant de révolutions faites si facilement depuis quarante ans, nous devrions les regarder comme des jeux politiques, où l'on est tantôt heureux, tantôt malheureux, en parler

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froidement avec nos adversaires comme de chances ordinaires de la vie humaine, et, après avoir été amis fidèles et ennemis généreux, n'avoir de ressentiments que pour les crimes. Cette idée, qui mérite d'être développée, pourrait motiver fortement l'abolition de la peine de mort pour les délits politiques, dont la proposition, déjà faite, honore MM. de Lafayette et de Tracy.

J'étais si persuadé de la faiblesse de la position personnelle de Bonaparte et des fortes résolutions des alliés, qu'une députation du conseilgénéral, qui avait été mise en permanence par le roi, étant venue m'instruire de sa dissolution, et m'ayant témoigné le désir de me voir conserver mes fonctions, je lui répondis que j'étais résolu de rester fidèle au roi, et que je n'avais auçun mérite à prendre cette résolution, parce que j'étais convaincu qu'avant deux mois le roi serait à Paris.

Mais je savais qu'un officier d'artillerie avait, dès les premiers jours, obtenu un congé; qu'il était parti pour Paris, dans la résolution d'aller jour et nuit avec une extrême vitesse, et d'avertir les ministres de tout ce qui se passait à Metz. J'étais convaincu qu'un ordre arriverait bientôt, et je prenais des précautions pour ma sûreté personnelle. J'avais toujours des chevaux sellés. Je

visitai, un jour, les portes de la ville par les quelles je devais passer pour me rendre à la frontière; je vis que la porte de Thionville était fermée par les travaux qu'y faisait le génie militaire. C'est à cet examen que je dois ma sûreté : sans cela, j'aurais été pris et conduit à Paris.

Le jour même que j'avais visité deux portes de la ville, je me rendis à cheval chez le général Durutte. Il me montra le Moniteur qui contenait un article dans lequel on parlait dé ma conduite à Metz, en la condamnant. Un instant après, je remontai à cheval, et je retournai à la préfecture. En passant devant l'ancien gouvernement, je rencontrai une chaise de poste dans laquelle je remarquai un officier qui portait des aiguillettes : j'observai qu'il avait fait arrêter sa voiture; qu'il parlait au postillon, et qu'ils me considéraient l'un et l'autre. Je ne doutai pas que cet officier ne fût porteur d'un ordre de m'arrêter ; je me rendis rapidement à la préfecture; je m'assurai qu'un autre cheval, bon coureur, était prêt; je pris un rouleau d'or, et je remis à ma fille les clefs de mon bureau, en lui disant de ne pas m'attendre, si je n'arrivais pas pour le dîner. La remise de mes clefs, cette phrase et mon cheval tout prêt, lui firent bien que j'allais partir. Si elle avait eu un esprit

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III.

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moins ferme, elle pouvait m'arrêter, m'affaiblir même par les témoignages de sa tendresse, et me faire perdre un temps précieux. Elle prit les clefs sans prononcer un seul mot; elle se retira; elle suivit l'exemple de sa mère, qui toujours s'est conduite avec le même courage dans toutes mes proscriptions.

Au même instant, je vis arriver un aide-decamp de M. le général Durutte, M. Pinard, qui venait m'avertir, de la part du général, de l'ordre reçu de Paris, et de l'obligation où il se trouvait de le faire exécuter sur le champ : il montrait une profonde douleur, et me demandait ce que j'allais faire. «Soyez tranquille, lui dis-je, pour << moi. Mais il faut penser à vous-même; il ne faut « pas qu'on vous voie sortir de la grande cour de « la préfecture. » Je le pris par la main ; je l'entraînai, comme malgré lui, et je le conduisis à une porte par laquelle on communiquait avec les bureaux. Je montai aussitôt à cheval, et je partis.

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Le chemin le plus court était de passer par porte de Thionville; mais j'avais heureusement observé le matin qu'elle était fermée par les travaux du génie militaire. Je fus done obligé de prendre un chemin plus long, en sortant par la porte de Paris. C'était le jour où, suivant un ancien usage, tout le peuple de la ville se rend à

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