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roi ne pouvait reprendre sa couronne que de la main d'un homme qui avait voté la mort de son frère. Je ne conçois pas comment des hommes d'honneur pouvaient envisager avec satisfaction un pareil moyen de succès, et comment des hommes d'esprit, très-capables de discerner les vrais talents, et les effets opposés des bons et des mauvais principes de gouvernement, pouvaient s'abuser sur le prétendu pouvoir de Fouché. Certainement c'est là une des pages les plus singulières de la misérable histoire de ces temps. Ce mouvement des esprits ne peut s'expliquer que la par peur qu'ont toujours inspirée les révolutionnaires au parti des honnêtes gens, et par cette extrême mobilité de notre esprit, qui nous permet de passer rapidement aux points les plus opposés. Les hommes qui avaient contribué à rétablir sur le trône le frère d'un roi assassiné, voulaient, un an après, le rétablir par les mains de l'un des juges de ce roi! et ils ont réussi à le faire entrer dans ses conseils! On voulait donc conduire un roi à une chose que jamais aucun autre homme n'a faite et n'a pu faire. Vit-on jamais un homme recevoir dans sa maison l'assassin de son frère, et lui demander ses conseils? Voilà cependant ce que nous avons vu dans les temps extraordinaires où nous vivons.

Les personnes qui voulaient suspendre la marche du roi restèrent à Mons, même après le dé

part du roi. Cette conduite nous paraissait inconcevable dans des hommes accoutumés aux affaires, et très-attachés au roi. Il marchait vers Cambrai, et ses ministres restaient encore à Mons. M. le chancelier était avec lui, ainsi que le duc de Feltre, ministre de la guerre. C'était le moment de compléter le ministère, en nommant aux places vacantes. Mais M. le chancelier ne considéra point les choses sous ce point de vue. Il donna au roi un conseil tout opposé; et, d'après ses ordres, il expédia deux courriers successifs aux ministres, pour les engager à se rendre auprès du roi.

Le roi se rendit à Cambrai. Là, fut arrêtée cette proclamation royale, dans laquelle le roi parlait des fautes qu'il avait faites. Aussitôt que la proclamation parut à Cambrai, elle excita le plus violent mécontentement parmi toutes les personnes qui avaient suivi le roi. Quelques-unes crurent, je ne sçais pourquoi, que j'en étais le rédacteur. Je fus obligé de déclarer le contraire, et de montrer celle dont j'avais présenté le projet. Pendant ce voyage du roi, le duc de Wellington lui écrivit plusieurs fois pour l'engager à presser sa marche vers Paris. On se hâta, parce l'on craignait que les Prussiens n'arrivassent

que

avant le roi, et que leur animosité contre la France ne les portât à des actions qui auraient augmenté les embarras et compliqué les affaires. Je crois que ce fut alors que M. le chancelier pressa le retour des ministres. Mais je n'en suis pas certain.

Enfin, le roi arriva à Saint-Ouen, près de Paris. Là, commencèrent les scènes les plus déplorables. Elles firent sur moi une impression dont je ne pouvais me défendre. Elle m'amenait toujours à cette cruelle pensée, que de telles faiblesses seraient nécessairement suivies d'autres faiblesses, et que le rétablissement inébranlable des Bourbons était impossible. Mais combien, en même temps, je désirais me tromper! Les personnes dont le roi était alors environné cherchaient à lui persuader qu'il ne pouvait être pouvait être reçu dans Paris sans la cocarde tricolore. A les entendre, tout le peuple la demandait, la voulait impérieusement; la garde nationale était sous les armes, aux barrières, et s'opposerait à l'entrée du roi et de ceux qui l'accompagnaient. Fouché seul pouvait vaincre cette terrible résistance.

J'eus bientôt une preuve bien forte de la fausseté de ces allégations. Ma famille, à qui j'avais envoyé un exprès, vint me joindre à Saint-Denis, où j'étais logé. Cette ville touche presque à SaintOuen, où était le roi. Ma femme, ma fille et mon

petit-fils étaient dans la même voiture. On leur demanda leur passeport. Ma femme répondit qu'elle n'en avait pas, et qu'elle allait à SaintDenis, pour y rejoindre son mari, qui revenait de Gand avec le roi. On demanda mon nom. A peine fut-il prononcé, qu'il s'éleva un assentiment général pour laisser passer la voiture. Tout le poste de gardes nationales combla ma famille de politesses, et fit des vœux pour prompt retour du roi. Dans la même journée, je racontai cette circonstance à MONSIEUR et' au duc de Berri.

le

Deux jours après, je me rendis à Paris avec la même facilité, en me nommant et en disant que je revenais avec le roi. J'eus plusieurs conversations avec quelques-uns de, ces hommes si légers dont la capitale est remplie, et qui jugent toujours de l'avenir par leurs désirs du moment. Ils étaient certains, bien certains que le roi n'entrerait pas dans Paris, s'il ne prenait pas la cocarde tricolore: ils en voyaient la preuve dans une délibération de quelques officiers de la garde nationale, qui l'avaient fait afficher sur les murs de Paris. En vain je répondais en citant la conduite du poste même de la barrière de SaintDenis, qui avait témoigné le désir de revoir bientôt le roi, qui n'avait pas maudit mon nom, et

qui m'avait laissé rentrer dans Paris, sans autre passeport que ces mots : Je reviens de Gand avec le roi. Je ne pus les persuader; ils parlaient avec une conviction profonde, et en conjurés déterminés. L'un d'eux a été nommé pair de France par M. Decazes.

A mon retour à Saint-Ouen, je racontai tout ce que j'avais éprouvé, vu et entendu à M. le duc de Feltre, et ensuite à MONSIEUR et au duc de Berri. Le duc de Feltre était fermement convaincu, comme moi, que le roi entrerait dans Paris, non seulement sans difficulté, mais encore aux acclamations du peuple. Quel fut mon étonnement, le lendemain, lorsque, en entrant dans l'antichambre du roi, j'appris par M. le comte Dupuy, pair de France, que tout était arrangé avec Fouché; qu'il prenait le ministère de la police, et que dans ce moment même il était avec le roi! Je témoignai ma surprise dans les termes les plus forts. M. Mathieu de Montmorenci partageait mes sentiments; mais, plus accoutumé que moi à l'effet des intrigues, il le voyait avec plus de calme. J'avoue que je m'exprimai avec trop de force. Je sortis aussitôt, et je me livrai aux réflexions que m'inspirait le succès d'une si étrange obsession. On disait, pour l'excuser, que lord Wellington l'avait conseillée.

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