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qué tout à coup du tétanos. Il devint furieux; il sautait, ruait, se câbrait avec violence. Le postillon faisait touts ses efforts pour le contenir; mais en même temps il récitait les litanies avec une volubilité extraordinaire. Il mêlait au nom des saints des jurements italiens; on entendait à la fois sancto Pedro et diavolo. Mais il ne perdait point la tête; il s'opposait fortement aux bonds du cheval. Enfin nous versâmes dans un fossé; le cheval, embarrassé dans le brancard et dans les traits, fut forcé d'être tranquille; il eut des convulsions, et mourut un instant après. Pastoret eut une foulure à un bras. Je ne me fis aucun mal. Duplantier, qui courait devant la voiture, entendit le bruit, et revint vers nous. Il nous aida à nous tirer d'embarras, et nous achevâmes la route à pied jusqu'à Viterbe. Le bras de Pastoret y fut pansé, et nous vîmes avec joie qu'il n'avait aucune fracture, aucune contusion, mais seulement une enflure causée par la foulure.

En entrant dans les Etats du pape, nous fûmes frappés d'une prodigieuse différence entre ce pays et la Toscane. Dans la Toscane, l'aisance, la propreté, la culture, l'air du bonheur; dans l'Etat romain, les guenilles, la saleté, un air de souffrance. M. Baron vint au-devant de nous dans une bonne voiture. Nous foulâmes la voie Ap

pienne, et nous entrâmes avec lui dans la célèbre Rome. Il nous logea dans un palais où il demeurait.

Nous passions les journées à visiter les monuments de la ville et des environs, malgré le mauvais temps. C'était au mois de juin. Il pleuvait continuellement. Nous faisions du feu le matin et le soir. En allant voir la cascade de Tivoli et le petit temple ancien, situé sur la hauteur, nous fùmes rencontrés plusieurs fois par les commissaires du Directoire; mais nous n'en conçùmes aucune crainte. Nous connaissions l'excellent esprit du corps d'armée qui était à Rome, et nous étions certains d'y trouver des protecteurs. Des hauteurs de Tivoli, nous vîmes l'endroit où était située une maison de Cicéron. Il ne pouvait habiter un lieu plus agréable, ni plus propre à inspirer de grandes pensées.

tait

Ce qui me frappait le plus dans Rome, ce n'é

pas ce que je voyais, mais les souvenirs que chaque lieu représentait, et le contraste de ce qui avait été avec ce qui existait. Ces souvenirs reportaient continuellement mon esprit sur notre révolution, sur nos institutions passagères et nos folies permanentes. Je vis la place où Sylla fit massacrer cinq mille Romains pendant que le sénat était assemblé; mais les tueurs n'étaient pas des

Romains; c'était la légion gauloise. Les Romains commirent des crimes en passant de la liberté à l'esclavage; et nous, en passant de l'esclavage à la liberté, c'est-à-dire d'un état vraiment libre à la tyrannic la plus sanglante et la plus hon

teuse.

Je vis un jour dans Rome un groupe nombreux de peuple. Il était en silence autour d'une statue de marbre qui représentait un pape. Elle avait un gros câble attaché au cou. On la traînait dans l'atelier d'un sculpteur. J'interrogeai un Italien. Il me dit qu'on allait faire de cette statue une statue de la liberté; que le sculpteur très-célèbre qui s'était chargé de ce travail avait habilement calculé que l'attitude et les draperies pourraient se prêter facilement au changement qu'il voulait faire; qu'il couperait la tête, et mettrait en place une belle tête de femme qui aurait la majesté et l'expression de la déesse de la liberté. L'orateur parlait avec véhémence, d'un ton élevé et d'une voix forte. Le peuple se pressait, écoutait dans le plus profond silence. Ce silence et son attitude calme et froide me firent penser qu'il n'était pas mûr encore pour nos farces révolution

naires.

J'attachais souvent mes yeux sur ce fameux Tibre, rivière étroite et jaune, qui me retraçait

tant d'évènements dont il fut l'impassible témoin. Dans un endroit de son cours, il sépare la ville du faubourg où sont les Transtéverins, qui prétendent descendre des anciens Romains. On y trouve un pont en pierre aux pieds du château Saint-Ange, bâti sur les débris du mausolée d'Adrien. Je remarquai que des Français posaient à l'entrée du pont, du côté de la ville, une barrière qui pouvait s'ouvrir et se fermer. J'en parlai à l'officier qui présidait au travail. Il me dit que les Transtéverins ayant menacé de faire une incursion dans Rome, on mettait cette barrière pour les arrêter. J'observai qu'elle était bien faible. Il me dit qu'elle suffisait pour arrêter des gens aussi peu redoutables, assez longtemps pour que la troupe française pût venir les repousser et les jeter dans le Tibre. Telle était la crainte que lui inspiraient ces vrais Romains, et l'estime qu'il en avait conçue. Quel sujet de réflexions, quel changement apportent les gouvernements dans le caractère des peuples!

La fameuse colonne trajane, et celle que MarcAurèle consacra à Antonin-le-Pieux, sont voisines du Forum. Là, s'assemblait le peuple. On n'y voit plus les portiques ornés de statues, ni cette tribune aux harangues où retentissaient ces paroles qui faisaient les destinées du monde. Je

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me figurais l'endroit d'où partaient ces éloquents discours, et je me demandais ce que diraient ces maîtres du monde, s'ils entendaient nos théories si ridicules, nos subtilités métaphysiques, et nos discours écrits, si dignes de pitié. L'élite de la nation française a produit un gouvernement informe, qui n'a pu subsister que neuf mois, et qui a enfanté des crimes et des turpitudes; tandis des pâtres ont établi ces comices, ces curies, ce sénat, ces consuls, ces pontifes, ces dictateurs qui ont duré huit cents ans, sans aucune altération sensible. Je me demandais si, pour constituer un peuple, il ne fallait pas des cultivateurs et des artisans, au lieu de philosophes et d'a

que

vocats.

L'arc de triomphe consacré à Titus, a bien souvent attiré mes regards et fixé mon attention à cause des bas-reliefs qui représentent les monuments de l'ancienne Jérusalem. Mais je fus bien étonné de la grandeur du Colysée; on ne peut le voir sans en être frappé; il pouvait contenir cent mille spectateurs des tentes se déployaient audessus de leurs têtes. Cet étonnant édifice a été détruit en partie par des neveux d'un pape, qui en construisirent deux palais. On fit sur eux un vers qu'on répète à tout les étrangers qui visitent le Colysée, et qui restera dans la mémoire

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