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m'informer du moment où je pourrais y trouver un vaisseau prêt à partir pour ce pays; mais avant de me déterminer à ce voyage, je voulais connaître l'état de la France. J'étais persuadé que le Directoire ne pouvait subsister long-temps, et je ne voulais pas aller en Amérique pour m'exposer, peut-être, à revenir promptement en Europe. Je résolus donc d'aller en France, et jusqu'à Paris. Je pris congé de mes amis, qui partirent pour Naples. Je regrettai beaucoup de ne pas faire ce voyage avec cux.

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Un Français offrant une place dans une voiture, je partis avec lui en poste. C'était M. le comte de Bernis, neveu du célèbre cardinal de ce nom, qui fut si long-temps ambassadeur de France à Rome. Nous allâmes ensemble jusqu'à Florence. Je l'ai retrouvé dix-huit ans après à Paris. Il était membre de la Chambre des députés, et j'étais ministre de l'intérieur. Nous partîmes la nuit. Peut-être était-ce une imprudence. A la seconde poste, on nous raconta que des brigands avaient attaqué la voiture d'un Anglais, deux jours avant notre passage. Il était dans une chaise de poste; trois hommes se placèrent devant lui, pendant qu'un quatrième tenait la bride des chevaux, et menaçait le postillon. L'Anglais saisit deux pistolets, mit un tromblon dans les

mains de son domestique, qui était Italien, et dirigea l'arme vers les trois hommes. Le domestique lui dit qu'il avait peur. «Eh bien, dit l'Anglais, ferme les yeux, et tire. » Le poltron ferma › les

yeux, tira en tremblant, et atteignit les trois hommes. Deux furent tués; le troisième, blessé, s'enfuit avec son quatrième compagnon. Nous rîmes beaucoup du mot de l'Anglais : ferme les yeux et tire. Il avait très-bien jugé qu'un poltron pouvait faire, les yeux fermés, ce qu'il n'oserait faire les yeux ouverts.

CHAPITRE VII.

Retour en France, quoique proscrit, et second voyage en Italie, après avoir pris des renseignements sur l'état de la France. Les Français maîtres de Turin. Le roi détrôné, envoyé en Sardaigne. Le général Souvarow en Italie. Je suis arrêté comme Français. Belle conduite d'un jeune Florentin à mon égard. Séjour à Venise. Conclave, élection d'un pape. Projets de Souvarow relativement à la France. Retour en France, après le décret consulaire qui rappelait les proscrits.

JE rentrai en France par le mont Genèvre, toujours à pied. J'entrai dans Embrun, place fortifiée, un livre à la main, et mangeant une grappe de raisin que j'avais prise dans une vigne voisine. Je n'avais aucun paquet, mais seulement une chemise et quelques mouchoirs dans mes

poches. La sentinelle me prit pour un homme de la ville, et me laissa passer. Je me rendis chez M. Izoard, mon collègue au Conseil des cinq-cents. Je lui avais écrit de Turin. Il donnait ce jour-là même un dîner où je trouvai M. son frère, colonel du génie, et plusieurs officiers de ce corps. Je fus comblé de politesses et d'offres de service par M. son père, président du tribunal, et M. son beau-frère, receveur-général à Gap. Je passai deux jours dans cette famille, au milieu des attentions les plus délicates, dont je conserverai toujours le souvenir. Si la vie errante d'un proscrit ades peines et des périls, elle a aussi des moments bien agréables, dont ne peut avoir aucune idée un homme constamment heureux.

En partant d'Embrun, je me rendis à un village voisin, où demeurait M. Serres. Je désirais beaucoup de le voir, parce qu'il avait montré dans le Conseil des cinq-cents une grande fermeté; et même après le 18 fructidor, il continuait encore de braver les révolutionnaires. Je rencontrai des gendarmes qui m'interrogèrent; mais aussitôt que je leur eus dit que j'allais chez M. Serres, ils me firent beaucoup de politesses. Ils me dirent qu'ils avaient ordre d'arrêter un homme dont le signalement avait quelque rapport avec moi; mais qu'ils voyaient bien qu'ils

s'étaient trompés. L'un d'eux répétait : C'est singulier, citoyen, comme vous ressemblez à l'homme qu'on nous a dépeint. Peut-être était-ce moi-même. J'avais toujours entretenu une correspondance en France; il était possible que, malgré toutes mes précautions, on eût întercepté une de mes lettres.

Je trouvai M. Serres dans sa bibliothèque, occupé à lire. J'eus un grand plaisir à m'entretenir avec lui. D'après sa conversation et tout ce que j'avais appris à Embrun, je me confirmai dans la pensée que j'avais déjà sur les apparences de la chute prochaine du Directoire, trop méprisé pour ne pas tomber. Les nouvelles de Pétersbourg semblaient annoncer que Paul I, empereur de Russie, allait combattre dans la grande querelle des rois et de la France. Le moindre revers de nos armes pouvait faire tomber le Directoire. Je me séparai avec attendrissement de M. Serres. Les hommes courageux qui ont soutenu la même cause sont toujours heureux de se revoir, et fâchés de se séparer. Je continuai ma route à pied sans aucune difficulté.

A quelques lieues d'Avalon, je rencontrai dans un cabaret un homme d'environ soixante ans. Quand nous en sortîmes, il me proposa de marcher ensemble, en me demandant si j'étais bon piéton. Il fit d'abord des mouvements des bras et des jam

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