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DU LIVRE IV.

CHAPITRE VI.

Voyage en Italie, avec Pastoret et Duplantier, condamnés à la

Déportation.

Turin, Parme, Florence et Rome.

A Parme, nous entendons un professeur de rhétorique parler avec enthousiasme de Racine.

LE Voyage

d'un proscrit ne ressemble pas à celui d'un homme qui voyage pour son agrément ou son instruction. Il a nécessairement un caractère particulier; il doit l'avoir surtout dans les

circonstances extraordinaires où se trouvait l'Italie en 1797 et 98. Sous ce rapport, le récit qu'on va lire sera lié anx chapitres qui le précèdent et qui le suivent. Je rentrerai ensuite, avec quelque regret, dans la politique, et je n'en sortirai plus. Le consulat, l'empire, les cent-jours et les deux restaurations sont tellement séparés, par leur caractère particulier, des gouvernements dont j'ai parlé jusqu'à présent, et des choses que j'ai examinées, que le récit qu'on va lire ne sera qu'une simple séparation, et non pas une digression. D'ailleurs, des Mémoires empruntent de leur titre tine certaine liberté de composition, 'dont le cardinal de Retz nous a laissé l'exemple et le modèle.

Arrivés à Ivrée à la fin d'octobre 1797, à quelques lieues de Turin, après une marche pénible, parce qu'elle était lente, dans une mauvais voiture qui ne fermait pas, nous étions, mes amis et moi, impatients de trouver l'auberge et le repos. Au moment de monter l'escalier, les pieds sur le premier degré, nous nous arrêtons, saisis par une musique attachante. Nous oublions le froid et la faim. Duplantier entr'ouvre la porte d'une chambre d'où partaient les sons qui nous étonnaient; et nous voyons des soldats piémontais. Ce fut pendant la soirée un long sujet de conversation. Pourquoi en Allemagne et en Ita

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lie entend-on chanter le peuple avec tant d'harmonie et de justesse ? Pourquoi les oreilles françaises sont-elles si dures et si barbares? A Metz, on ne peut, sans frissonner, entendre chanter le peuple. Quelques lieues plus loin, en approchant de l'Alsace, vous entendez des hommes et des femmes chanter en partie et de la manière la plus agréable. A Paris surtout on manque entièrement d'oreille; on y prononce presque touts les mots de la langue, comme si l'on avait horreur d'un son articulé, d'un son clair et mélodieux; on mange toutes les finales, reproche que faisait Voltaire à une célèbre actrice. Quand on se rappelle la peine que prenaient les orateurs grecs et romains pour parvenir à une belle et juste prononciation de leur langue, et quand on entend nos orateurs français, on se demande si l'antiquité avait raison d'appeler le sens de l'oreille le sens superbe, ou si nous avons raison de ne pas même soupçonner la force et la grâce des sons d'une langue.

A Turin, Duplantier vit plusieurs personnes de la cour du roi de Sardaigne, pour lesquelles il avait des lettres. Elles avaient eu des rapports avec Bonaparte pendant son séjour en Italie; elles s'accordaient à penser qu'il se serait déclaré pour les Conseils, s'ils avaient eu l'active habileté de

prévenir leurs ennemis. Leurs récits et leurs raisonnements s'accordaient avec tout ce que j'ai dit dans le chapitre où j'ai parlé des évènements qui précédèrent le 18 fructidor. Ces personnes nous trouvaient prodigieusement inhabiles. Elles avaient bien raison.

Le Piémont était en paix avec la France lorsque nous y entrâmes; mais il était encore menacé, ainsi que l'Italie, par les évènements récents et par ceux qui se préparaient. Les mauvais principes avaient repris toute leur force depuis le 18 fructidor, et l'on ne pouvait plus attendre ni justice ni sagesse du gouvernement français. Ces contrées avaient conçu quelque espoir avant le 18 fructidor; on y souhaitait le triomphe du parti des honnêtes gens, et l'entier rétablissement de l'ordre social. La défaite de ce parti faisait ressentir partout un contre-coup douloureux.

Turin présentait, comme Paris, le contraste des plaisirs et des inquiétudes. Au milieu de l'agitation des esprits, les théâtres étaient remplis d'une foule désœuvrée qui se parlait, s'interrogeait. Saisie de craintes à la vue d'un avenir menaçant, cernée de touts côtés par des armées victorieuses, elle allait au théâtre voir Porus, qui, sous la figure d'un castrato, l'épée à la main, dans une grande agitation, s'écriait en chantant

avec une faible voix de femme : Fermate vi codardi, arrêtez-vous, poltrons. Malgré son casque magnifique, son panache éclatant, sa brillante cuirasse et son épée nue, ses ordres, prononcés d'une voix si faible, n'étaient pas propres a ranimer des courages abattus. Cette impression aurait être produite par une femme qui vint lui parler en chantant. Celle-ci avait une voix très

pu

forte, ce qu'on appelle appelle un contr'alto. C'est elle qui pouvait rallier les poltrons. Le contraste de ces deux voix, si faible dans le guerrier, si forte dans sa maîtresse, produisait un cifet bizarre.

Les grands sentiments étalés par Porus n'échauffaient pas les Piémontais; mais ils oubliaient leur situation critique et leurs alarmes en voyant jouer des pantomimes. La principale actrice avait une grâce, un abandon, une facilité de mouvements qui ravissaient les spectateurs. Elle y joignait une taille aussi élégante que sa figure était charmante. Je n'ai jamais vu autant d'aisance. Pas la moindre recherche, pas la moindre affectation ou afféterie; encore moins de ces petits airs minaudiers. C'était le naturel même, mais le naturel de cette personne, tel qu'elle était, et non tel qu'elle se faisait. On l'admirait, on l'applaudissait avec fureur. Les Piémontais ravis ne pensaient plus à l'orage qui grondait sur leurs têtes.

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