Images de page
PDF
ePub

bes, comme pour se mettre en train. Il fit craquer ses jointures, et augmenta peu à peu sa marche, au point que je ne pouvais plus le suivre qu'en courant un peu. Il se mit à rire de la présomption que j'avais eue de l'accompagner : il était exercé à la marche depuis son enfance; il partait de Paris en même temps que la diligence, et arrivait avant elle à Avalon. Il faisait ses voyages avec cette vîtesse pour son commerce; il menait à Paris des voitures. comtoises chargées de fromage. Il les devançait dans ce moment, pour assurer la vente. Il me dit que son fils, très-jeune encore, qui conduisait ses voitures, marchait aussi vîte que lui.

Cette rapidité me suggéra bien des réflexions. sur les avantages que devait retirer l'infanterie romaine de son habitude à marcher promptement, quoique pesamment chargée. On est tenté souvent de ne pas croire les historiens romains, quand ils racontent la célérité prodigieuse et la continuité des marches des armées romaines. Je crois leurs récits, depuis que j'ai vu la marche extraordinaire de l'homme dont je parle. Il allait aussi vîte que le trot d'un cheval. Lorsque nous nous séparâmes, je le perdis promptement de vue.

J'arrivai dans une campagne auprès de Paris. J'y trouvai l'excellent M. Lemarcys, mon ancien collègue. Il m'instruisit parfaitement de l'état des

choses; et je fus convaincu, d'après tout ce qu'il me dit, que le Directoire était à la veille de sa chute. Il inspirait un profond mépris à tous les partis. Pour tout gouvernement, le mépris est un mal incurable. On parlait vaguement d'offres faites au général Moreau, et de pressantes instances adressées à Bonaparte en Egypte.

Je ne restai que deux jours avec M. Lemarcys; et prenant la résolution de ne point aller en Amérique, et d'attendre les évènements, je repartis, toujours à pied, pour l'Italie. Je repassai par le mont Genèvre; mais je me détournai un peu pour voir Briançon. Je me trouvai dans un cabaret avec trois hommes qui parlèrent devant moi de leur commerce, sans rien dissimuler. Ils faisaient la contrebande de mulets; et comme je leur parlais des difficultés de faire passer ces animaux, sans être aperçus, ils me dirent qu'ils les conduisaient dans des endroits écartés des Alpes, qu'ils leur liaient les pieds, et les précipitaient de l'autre côté. Les mulets tombaient sur un lit de feuilles amassées par d'autres hommes, qui les recevaient et leur déliaient les pieds. Ils en étaient quittes pour quelques écorchures. Ces hommes racontaient leurs expéditions avec beaucoup de détails plus je paraissais incrédule, plus ils voulaient me convaincre par leurs récits; ils étaient

fiers de leur contrebande; ils y mettaient beaucoup d'orgueil; ils voulaient me prouver qu'ils étaient gens de courage et de résolution.

Il y avait sur le mont Genèvre un corps-degarde français. Un jeune sergent me demanda mon passeport; il faisait beaucoup d'observations en le lisant; je voyais qu'il aimait à se donner de l'importance, et qu'il était par conséquent très-dangereux pour moi dans ce moment. Mais la neige commençait à tomber avec force; en outre, un grand nombre de soldats français passaient pour rejoindre leurs régiments en Italie. Cela donnait beaucoup d'occupation au jeune sergent. Comme il continuait ses observations, en disant même qu'il devrait m'arrêter et me consigner au corps-de-garde, je lui donnai une pièce de 5 fr.; je regrettai de la lui avoir donnée si vîte, car la neige tomba tout à coup avec tant de violence, qu'il s'écria : « Voilà une tourmente, » et me rendit mon passeport en se hâtant de courir vers son corps-de-garde, C'était une tempête effroyable; et si j'avais continué de marcher, j'aurais couru le risque de me jeter dans des précipices. J'embrassai un gros arbre, et je restai ainsi pendant toute la tempête. J'avais l'expérience de ce que j'avais appris sur le mont Saint-Bernard. Quand l'orage fut passé, je

suivis des hommes du pays qui connaissaient la route. J'arrivai bientôt à Turin, au mois de décembre 1798.

Là je fus témoin d'un grand drame politique; je vis comment un roi peut tomber de son trône paisiblement, sans secousse, et avec des manières polies et gracieuses, car il donna le fameux tableau de l'hydropique à M***, chef d'état-major de l'armée qui le détrônait. Je dînais, quelques jours après, chez un traiteur auprès de plusieurs officiers piémontais. J'entendais leurs discours, leurs plaintes amères. L'un d'eux avait ôté de sa boutonnière je ne sais quelle croix, et la brisait avec son couteau; un autre en faisait autant de la croix de Malte. Ils disaient que la reine avait envoyé ses diamants à une chapelle de Florence, pour implorer le secours de la Vierge, et qu'elle aurait mieux fait de les vendre pour payer ses fidèles serviteurs. Le Piémont était en paix depuis environ deux ans avec la France, lorsque le Directoire commit cette injuste spoliation. Pas un cri d'approbation, pas la moindre apparence d'une satisfaction, même simulée par le peuple, n'accompagna cette révolution si facile.

1

Je retrouvai à Turin le duc de Doudeauville. Il me proposa d'aller avec lui chez le général français qu'il connaissait; c'était une offre obli

geante; il croyait assurer par-là ma tranquillité; sa belle âme ne pouvait pressentir ce qui m'arriva. Nous fùmes introduits, après avoir passé par des salons remplis d'officiers et de soldats. Après les premiers discours d'usage, quel fut mon étonnement d'entendre le général me dire que, s'il remplissait son devoir, il me ferait arrêter! J'en fus indigné, et je lui répondis : « Je doute que vous fussiez approuvé de votre armée. Vous connaissez l'opinion de la France; je pars demain; je traverserai l'armée française, et je trouverai partout des protecteurs.» J'avoue qu'inté rieurement j'étais fier, proscrit par le Directoire, de braver un de ses généraux. C'eût été un bel exploit, pour un homme à la tête d'une armée, de faire arrêter un proscrit qui se livrait à lui. Je ne sais ce qui serait arrivé, si le duc de Doudeauville n'avait détourné la conversation, et ne s'était retiré promptement. Je le suivis, en continuant d'exhaler mon indignation sur l'escalier. Je lui dis que je partirais le lendemain, quoique ce départ me fût pénible par plusieurs raisons.

[ocr errors]

pensa que je pouvais attendre de l'argent, et m'offrit, avec la plus aimable obligeance, vingt louis que j'acceptai, en lui disant que j'attendais effectivement une lettre de change. Je n'ai jamais oublié un seul instant cet important ser

« PrécédentContinuer »