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vice; je l'ai retrouvé toujours le même envers moi, et envers les personnes malheurenses pour lesquelles je sollicitais sa bienveillance pendant son ministère. Son plus grand plaisir était et fut toujours de faire du bien et de secourir les malheureux. Il quitta honorablement le ministère après une opération qui lui parut dangereuse.

L'armée française occupait l'Italie depuis Turin jusqu'à Florence. Partout où je montrais mon passeport, les officiers le signaient sans aucune difficulté. A Milan, le chef de l'état-major me reconnut; j'en fus persuadé par son air et ses paroles. Il visa promptement mon passeport, et me le rendit en me disant : « Vous êtes Suisse, c'est bon, nous savons ce que cela veut dire. » Ces procédés, dont j'étais certain d'avance, me consolèrent de l'étrange menace de me faire arrêter.

En janvier 1799, les Français s'étaient emparés de Naples, et avaient créé la république parthénopéenne. C'était dans le temps même où Bonaparte se portait de l'Egypte en Syrie. Au mois de mars, la France déclara la guerre à l'empereur et au grand-duc de Toscane; et au mois d'avril, on vit la coalition nouvelle contre la France entre l'empereur, une partie de l'empire, l'Angleterre, les rois de Naples et de Portugal, la Russie, la Turquie et les Etats barbaresques.

Touts ces mouvements annonçaient des évènements de la plus haute importance. Je me félicitai du parti que j'avais pris de ne pas quitter l'Europe; je m'attendais à voir bientôt la Toscane envahie par l'armée française; mais je n'en conçus aucune inquiétude.

En février 1799, le froid fut très-vif à Florence. J'étais logé dans une grande chambre qui n'avait pas de cheminée. Comme elle était très-froide, les gens de la maison me proposèrent d'y mettre un brasier de cette espèce de braise dont on fait un grand usage à Florence. Ils m'assurèrent qu'ils s'en servaient aussi, et qu'elle ne me ferait aucun mal. J'y consentis. Mais, après quelques heures de sommeil, je me réveillai avec une oppression fatigante. Je vis tout de suite que c'était l'effet du brasier. Je me disais que l'oppression allait augmenter, et que je périrais, si je ne me jetais pas en bas de mon lit. Mais je n'en avais pas force. Je l'essayais, sans pouvoir faire le moindre mouvement. Mon esprit conservait toute sa force,

la

tandis que le corps était accablé. Je me reprochais de ne pas faire d'effort; je m'accusais d'une faiblesse honteuse. Je me disais : Tu sçais combien tu es nécessaire à ta famille. Je m'excitais, je tâchais de me pousser hors du lit, mais avec une extrême difficulté. Je remuais plus aisément les

pieds et les jambes que le reste du corps. Enfin mes pieds parvinrent au bord du lit, et je sentis un peu de fraîcheur; mon courage redoubla. Je surmontai l'affreux accablement qui me tenait enchaîné, qui pesait sur moi d'un poids affreux, et mes efforts continuant, à mesure que la fraî cheur des pieds et des jambes augmentait, je tombai tout à coup à terre. Le changement qui se fit en moi fut subit; je me levai, j'ouvris la fenêtre. Le grand air me fit un bien rapide. Je m'habillai, et je me promenai dans ma chambre jusqu'au jour. Je souffris néanmoins pendant cette journée. Je la passai tout entière au grand air, excepté dans l'instant d'un léger repas. J'avais une sorte d'horreur d'une chambre fermée. J'eus un reste d'oppression et de malaise pendant plusieurs jours.

Le 13 avril 1799, Souvarow joignit à Vérone son armée à l'armée autrichienne. Quatre jours après, il était à Milan, après une victoire rem portée à Cassano, tandis que le pape Pie VI était conduit à Briançon.

Au milieu de tant de mouvements dirigés contre le gouvernement de la France, qui m'avait proscrit, j'étais tranquille à Florence, et j'y repris mes pinceaux. Je travaillais plusieurs heures dans la galerie, où je passais pour un peintre

suisse. J'étudiais en même temps l'anglais et l'italien. J'eus bientôt le plaisir de revoir mes amis, à leur retour de Naples, où je n'avais pu les accompagner.

Duplantier s'étant fixé à Livourne, j'allai l'y voir. J'y assistai à la représentation de l'opéra de Mérope. Le rôle de cette reine était joué par une fameuse cantatrice, la Billington. Dans le moment où elle se préparait à frapper son fils, elle s'avança sur le devant du théâtre, la couronne sur la tête, le poignard à la main; elle chanta une ariette remplie de difficultés; elle s'arrêta plusieurs fois; un violon de l'orchestre, qu'on nous dit être son frère, lui succédait, en faisant des difficultés incroyables; il s'arrêtait; la reine reprenait et faisait avec son gosier les mêmes difficultés, toujours armée de son poignard ; elle s'arrêtait; nouvelles difficultés du violon, et tout de suite après, nouveaux coups de gosier de la reine. Cette lutte terminée, un orage épouvantable d'applaudissements, de cris, de trépignements, de brava, fit trembler la salle jusqu'en ses fondements. On me dit que cette actrice recevait douze mille francs par mois, le premier chanteur presque autant. Le reste de la troupe était fort mal payé et très-mauvais. C'était de même à Florencé.

Dans cette dernière ville, j'entendis souvent

la célèbre Mme Catalani. Elle n'avait alors que dix-huit à dix-neuf ans. Elle était belle, elle avait de la noblesse dans la taille, dans son maintien, dans touts ses mouvements. Elle chantait purement, simplement, sans chercher des difficultés. J'en étais ravi, ainsi que touts les Italiens qui l'entendaient. Plusieurs années après, je l'ai entendue à Paris; elle cherchait alors des difficultés; elle avait raison; elle voulait plaire à des oreilles parmi lesquelles un bien petit nombre a le sentiment de la musique. J'avoue que je regrettais son ancienne manière.

Je l'entendis plusieurs fois à Florence, dans l'oratorio de Gédéon. Je goûtais à l'entendre un plaisir inexprimable. Un jour, après une ariette supérieurement chantée, on cria bis. Elle résista d'abord; mais les cris unanimes furent si répétés, qu'elle céda enfin, mais avec dépit, avec humeur; elle joignit à ses superbes accents une sorte d'indignation que lui inspirait cette contrainte; et, comme cette indignation était conforme à son rôle et aux paroles qu'elle chantait, elle se surpassa elle-même dès le commencement de l'ariette; elle le sentit, se laissa aller à touts les mouvements de son âme, et fut supérieure à tout ce qu'on peut imaginer. Ce n'était plus l'art seulement, c'était la nature même dans un degré extraordinaire d'ins

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