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des chariots qui transportaient des soldats blessés; c'était au mois de juin 1799. Peu de jours après, une troupe nombreuse d'Arétins vint dans cette ville; ils étaient mal armés et en désordre; ils jetèrent la consternation parmi les paisibles Florentins. Le grand-duc avait quitté ses Etats; ils étaient gouvernés par un sénat qui fut bien faible dans touts ces évènements.

Ces Arétins étaient très-animés contre les Français. Ils racontaient que l'armée française s'était détournée de sa route pour attaquer Arezzo, leur capitale; qu'elle avait donné un assaut; mais la Sainte-Vierge avait paru sur le rempart, que armée de pied en cap, et que sa présence avait culbuté les Français. Ils donnèrent des ordres dans la ville. Ils mêlaient à leur fanatisme des idées démocratiques; ils prétendaient que beaucoup de nobles favorisaient les Français; ils en firent arrêter plusieurs, et même des femmes; ils imitaient très-bien la conduite révolutionnaire

de nos jacobins, quoiqu'ils les accablassent d'imprécations.

J'étais allé à la poste pour demander les lettres à mon adresse. Je me promenai ensuite sur la grande place, et j'observai tout ce qui se passait; je remarquai que des jeunes gens en soutane m'observaient, se parlaient, parlaient, s'avançaient, s'ar

rêtaient, et enfin venaient à moi “après m'avoir entouré noblement par derrière. Quand ils se furent bien enhardis, ils me déclarèrent qu'ils m'arrêtaient comme Français, et qu'ils allaient me conduire au palais vieux devant le gouverneur. Je ne fis aucune difficulté pour m'y rendre avec eux. Lorsque je fus sur les degrés du perron, j'entendis la multitude, qui entourait le palais, pousser des cris contre moi en m'appelant Français, et en accompagnant ce nom de toutes sortes d'épithètes. Je me retournai. Le peuple vit que je voulais parler, et fit silence. Je criai d'une vois forte en italien que j'étais Suisse, et qu'il était affreux de traiter ainsi un homme d'une nation alliée du grand-duc.

J'entrai ensuite dans le palais. Admis devant le gouverneur, je lui parlai avec force; je peignis le mécontentement qu'éprouverait la république de Berne, en apprenant l'indigne traitement fait à un de ses concitoyens. Le gouverneur me répondit que le peuple était le maître; que je passais pour un Français, et qu'il ne pouvait se dispenser de m'envoyer en prison. Je lui déclarai que je n'obéirais pas, qu'il faudrait m'y traîner par force. Un jeune homme en uniforme, et chevalier de Malte, dit au gouverneur, qu'au lieu de m'envoyer en prison, il pouvait m'en

voyer chez un personnage qu'il nomma. Le gouverneur adopta sur le champ cet avis; mais la foule du peuple augmentant toujours, le jeune officier offrit de me conduire lui-même. Nous sortîmes aussitôt; il m'accompagna et me protégea avec autant de politesse que de fermeté.

En entrant dans la maison où il me conduisit, j'appris que j'étais chez le barrigello, officier ou magistrat de police dont j'ignore les fonctions. Après avoir entendu le jeune officier, il me proposa poliment d'aller en prison. Je lui déclarai qu'il fallait m'y traîner par la force. Il me dit que j'étais bien difficile, et m'assura, pour m'encourager, que j'y trouverais des marquis et des comtesses. Je lui répondis que je serais très-flatté de les voir, excepté en prison. Il insista fortement et d'un ton impératif. Je m'assis sur un banc; je le saisis de mes deux mains, et je déclarai qu'il fallait m'enlever avec violence, et que je résisterais jusqu'à la dernière extrémité. J'invoquais toujours la république de Berne, dont je savais que le nom était très-respecté en Italie.

Le jeune officier me demanda alors si je ne connaissais pas à Florence quelqu'un dont je pusse me réclamer. Je lui répondis que j'étais recommandé à un banquier dont je lui dis le

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nom et l'adresse. Il se rendit aussitôt chez ce banquier, et en revint un instant après avec le caissier, qui déclara que j'étais effectivement recommandé au banquier par une maison de Lausanne et que j'avais sur lui une lettre de crédit dont je n'avais pas fait usage. Le magistrat consentit alors à me rendre la liberté. Il me demanda pourquoi je ne m'étais pas réclamé plus tôt de ce banquier. Je lui répondis que le titre seul de citoyen de Berne, que je réclamais, aurait dû suffire jusqu'au moment où l'on aurait eu une preuve contraire. Il m'engagea à ne pas sortir avant la nuit. Le chevalier de Malte m'accompagna chez moi. Je le remerciai dans les termes les plus affectueux ; je lui peignis vivement la reconnaissance que m'inspiraient des procédés si nobles et si constants, et je le priai de me permettre d'écrire son nom et ses qualités. J'ai malheureusement perdu une partie des notes parmi lesquelles j'avais écrit son nom. J'ai toujours regretté vivement cette perte. En rentrant chez moi, j'y trouvai Pastoret; il était étonné de ne pas me voir, et ne savait ce qui pouvait m'être arrivé; il m'avait cherché dans divers endroits, et m'attendait avec inquiétude.

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Lorsque je quittai Lausanne pour aller en Ita-lie, je ne songeais pas à prendre une lettre de

recommandation. Alexandre de Lameth me con-· seilla d'en avoir une; il eut même l'obligeance de la demander à un banquier qu'il connaissait. C'est elle qui m'a tiré d'embarras. De retour en France, j'ai eu plusieurs fois le plaisir d'en remercier Alexandre de Lameth.

La faiblesse du sénat de Florence augmentait toujours; il voulut faire sortir les étrangers de cette ville. Nous prîmes, mes amis et moi, la résolution d'aller à Venise. Nous ne vîmes point Padoue sans penser à Tite-Live, sans parler de son histoire et de la partie qui nous manque. Embarqué sur la Brenta, qui coule à plein bord, nous admirâmes ses belles campagnes, les châteaux, les maisons de plaisance en nombre innombrable appartenant aux nobles Vénitiens. Ce pays, avant notre révolution, était un séjour enchanteur : on y voyait sans cesse un mouvement rapide de voitures de toute espèce, qui allaient et venaient de Venise dans les châteaux, et des châteaux à Venise. La Brenta était couverte de bateaux et de gondoles. Rien de semblable alors; tout était morne et triste.

La Brenta nous conduisit dans les lagunes. Nous vîmes plusieurs îles couvertes de maisons et de châteaux. Le conducteur du grand bateau public, dans lequel nous étions, tira d'un coffre

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