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des livres français qu'il nous dit être envoyés au propriétaire d'un château devant lequel nous allions passer. Un bateau devait venir prendre ces livres; il les préparait pour les remettre. J'ouvris un des volumes; c'était la suite de l'Histoire naturelle de M. de Buffon, et une partie des poissons décrits par Lacépède. Je tombai sur la description de je ne sais quel poisson; et après celle des nageoires de cet animal, je lus un magnifique éloge des directeurs de France Gohier et Moulin. Il était écrit dans ce style emphatique qui, depuis bien des années, dépare la prose française, et fait ressembler la plupart de nos écrivains à des écoliers sortis du collége. Je montrai ce passage à mes amis; il était doublement curieux pour des hommes proscrits par le Directoire. Nous trouvions très-singulier, qu'après avoir échappé à sa tyrannie en France, nous ne pussions pas échapper à son éloge en voguant sur la mer de Venise. Nous pensions à ce bon Vénitien qui allait lire avec admiration l'éloge pompeux de MM. Gohier et Moulin, accolé à la description d'un poisson, et qui sans doute pren drait tout cela pour de la vérité et pour de la bonne littérature française. Un instant après arriva un bateau dont le conducteur reçut ce précieux dépôt.

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J'étais impatient d'arriver dans la célèbre Venise. Elle était alors entre les mains des Autrichiens. Elle ne fit pas sur moi l'impression que j'attendais. J'ai passé six mois dans cette ville. Ses petites rues étroites, ses canaux bas, exhalant souvent une odeur de marais, ses petits ponts, sur lesquels il faut sans cesse monter et descendre, tout cela me parut fort désagréable. La plupart des rues sont si étroites, qu'il est défendu d'y porter des parapluies, parce que deux parapluies ne pouvant y passer ensemble sans s'accrocher, cette rivalité donnait lieu à des disputes continuelles. On n'y voit pas d'autres animaux que des ânes; jamais de chevaux ni de voitures. On nous montra une grande enceinte entourée de murs; c'était un champ non cultivé. On nous dit qu'il appartenait à un homme qui avait un vieux carrosse et de mauvais chevaux, et que des Vénitiens qui n'étaient jamais sortis de la ville, montaient dans ce carrosse, et parcouraient ce terrain pour quelque monnaie.

Nous vîmes de fort beaux tableaux dans le palais du doge. Peints par les plus grands maîtres de l'Italie, ils sont très-endommagés. C'est l'effet de l'humidité de l'air. On nous montra un tableau remarquable du jugement dernier, par Palma. On n'oublia pas de nous raconter que ce

peintre avait mis sa maîtresse, très belle femme, dans les cieux; mais qu'ayant ensuite découvert qu'elle lui était infidèle, il l'avait précipitée dans les enfers.

La place de Saint-Marc emprunte, je crois, sa plus grande beauté du contraste qu'elle présente avec le reste de la ville. Elle est bien pavée; c'est une promenade très-agréable, dans une ville où il n'y en a pas d'autre. Un Vénitien nous raconta que, lorsque les Français s'étaient emparés de Venise au mois de mai 1797, un bataillon était entré, couvert de poussière et harassé de fatigue; qu'il avait été conduit à la place Saint-Marc, où les soldats s'étaient étendus tout de suite sur le pavé; la plupart se livrèrent au sommeil. Le Vénitien nous disait que les habitants les regardaient avec étonnement, et que cette sorte d'insouciance, au milieu d'une grande ville à peine soumise, leur semblait le comble du courage, et les frappait de terreur. Ils ne pensaient pas que cette tranquillité pouvait provenir d'un certain mépris pour le courage des habitants.

M. Forfait, qui fut employé alors à Venise, en qualité, je crois, de commissaire du gouvernement, et qui fut depuis ministre de la marine sous Bonaparte, m'a raconté la manière dont se fit la révolution de Venise. Voici son récit. Bona

parte, maître de l'Italie jusqu'à la Toscane, ne songeait pas à s'emparer de Venise. Un noble Italien fut arrêté et traduit devant le sénat. On lui reprocha les discours qu'il avait tenus contre la république; on lui dit qu'il conspirait avec les Français, et qu'il serait jugé et puni comme coupable de trahison. Cet homme répondit avec audace aux sénateurs, qu'ils étaient bien hardis de le menacer, tandis qu'ils étaient à la veille de leur chute; que Bonaparte ne s'était approché que pour s'emparer de Venise; que les préparatifs étaient achevés; qu'avant deux jours la ville serait envahie, et qu'ils auraient besoin de la clémence du vainqueur. Ce discours jeta la crainte dans l'âme des sénateurs; ils renvoyèrent cet homme et délibérèrent sur le parti qu'ils devaient prendre. Les Français étaient maîtres de toutes les possessions vénitiennes dans la Terre-Ferme. Le sénat n'avait aucune force à leur opposer. Il envoya des députés à Bonaparte. Ce général découvrit bientôt leurs alarmes, les augmenta par un langage/menaçant, et exigea la reddition de leur ville et l'anéantissement du sénat. On consentit à tout ce qu'il voulut. Ainsi finit cette république si long-temps puissante par le commerce, et même par les armes. Tel fut le récit de M. Forfait.

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Nous vîmes dans le palais d'un noble vénitien un tableau qui représentait la famille de Darius aux pieds d'Alexandre. Le héros macédonien avait un pantalon collant de soie rouge tricotté, qui contenait les jambes et les pieds. Il n'avait aucune espèce de chaussure, ni brodequins, ni bottines. Il marchait sur la soie du pantalon. Ephestion en avait un semblable. Sygigambis et Statira avaient de longues robes de cette étoffe que nous appelons gros-de-Tours. Le petit homme qui tenait l'extrémité de la robe de l'une d'elles était tiraillé par un singe, enchaîné sur une espèce de balcon, derrière ce groupe. L'Italien qui nous montrait ce tableau ne manqua pas de nous assurer qu'il était supérieur à celui de Lebrun, représentant le même sujet. Nous étions d'un avis bien différent.

Nous vîmes un grand nombre d'autres palais, presque touts situés sur le grand canal. Ils sont très-beaux ; ils renferment beaucoup de tableaux, de statues et d'objets d'arts de toute espèce. Rien n'était plus agréable que le séjour de Venise avant notre révolution. On n'y était occupé que de plaisirs; on y jouissait de la plus grande liberté, pourvu qu'on ne parlât point du gouvernement. Mais pendant notre séjour, c'était tout différent. On remarquait partout la gêne, et même

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