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J'eus le plaisir de trouver à Turin M. le duc de Doudeauville, qui avait passé le mont SaintBernard le même jour que nous; mais il avait couché beaucoup plus loin que nous ce même jour; car il était grand marcheur. Il emprunta, d'un Piémontais de sa connaissance, un joli tableau du Guide, représentant une Vierge, et me le prêta. J'eus un grand plaisir à le copier.

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De Turin nous allâmes à Florence. Il n'y avait pas de troupes françaises dans toute cette partie de l'Italie. Elles occupaient Rome et le royaume de Naples.

A Parme, nous eùmes une grande jouissance. Nous entendîmes un professeur italien, du collége que nous visitâmes, mettre Racine à côté de Virgile, et fort au-dessus du Tasse et de l'Arioste. Il récita une partie du rôle de Phèdre avec une expression extraordinaire. Il chantait les vers. Son accent italien leur donnait du charme. Il s'écriait avec enthousiasme : « Non, messieurs, il n'y a

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point de vers comme ceux-là dans le Tasse et << dans l'Arioste. Pour en trouver de semblables,

il faut aller au quatrième chant de l'Énéide. » Mes amis et moi, nous fùmes ravis de l'entendre parler ainsi.

En traversant les Apennins, nous rencontrâmes le général Berthier, depuis vice-connétable sous

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l'empire de Bonaparte. Il arrivait de Rome, où il avait apaisé une insurrection des officiers fran çais contre leur général. Ils racontaient que lorsque les Français s'étaient emparés de Venise, un officier-général s'était rendu, avec un détachement, à la banque publique, et qu'après avoir posé des sentinelles, il était entré seul, avait fait ouvrir les armoires, et avait rempli toutes ses poches de sequins. En sortant, l'enflure extraordinaire de ses poches fut poches fut remarquée par les grenadiers, qui lui dirent: Mon général, cela parait beaucoup. Ce conte a été imaginé sans doute par quelque plaisant.

Nous logeâmes, à Florence, dans une auberge de peu d'apparence, afin de ne pas être remarqués. Nous ne courions pas le risque d'y rencontrer des voyageurs français de quelque importance. L'Italie, alors, en était couverte.

du

Florence et la Toscane jouissaient de la plus grande tranquillité; on n'y apercevait pas l'action gouvernement. Quand on aime à observer les mœurs et les usages des peuples, on est agréablement occupé dans un pays qu'on ne connaît pas. Je remarquai un soir que beaucoup de lumières éclairaient une petite église. J'y entrai. Il y avait peu de personnes. Je m'avançai vers un endroit où brillaient un plus grand nombre de

cierges. Je vis une espèce de catafalque sur lequel était étendu un homme mort, revêtu de ses habits militaires. J'appris que c'était un des princiofficiers de la ville. Son visage était découvert. Quelques jeunes filles, attirées sans doute par la curiosité, riaient et causaient fort gaiement auprès de lui.

paux

Quelques jours après, j'entendis une grosse cloche qui faisait retentir les airs d'un son précipité. Bientôt après, je vis plusieurs hommes avec de grandes robes noires et des masques, portant un brancard sur lequel un malade était étendu. Un Florentin, avec qui j'étudiais la langue italienne, m'apprit que ces hommes faisaient partie d'une association charitable, composée des premières familles de la noblesse du pays; que plusieurs d'entre eux passaient tour à tour les jours et les nuits dans une église. Aussitôt que quelque malheur arrivait dans la ville, la cloche que j'avais entendue sonnait, et les hommes qui veillaient se rendaient au lieu où l'accident était

arrivé. Nous apprîmes que l'homme que nous venions de voir porté sur un brancard, était tombé d'un toit où il travaillait. La cloche avait sonné aussitôt, et les secours avaient été portés avec une promptitude extraordinaire. Le Florentin me disait, en voyant passer le brancard: « Je suis bien

«< sûr que parmi les personnes qui transportent «< cet homme, et parmi celles qui l'accompagnent, toutes avec des masques, il y à des princes et << des marquis. >>

Une autre fois, j'entendis une cloche beaucoup plus forte que la première. Elle avait un son grave et très étendu, comme un bourdon de nos cathédrales. Les habitants quittaient leur ouvrage, et se tenaient debout sur leurs portes, en silence et l'air consterné. J'appris, par cette cloche, qu'un homme venait d'être condamné pour un crime; et, comme cela n'arrivait que très-rarement, la cloche frappait de terreur les habitants. "J'ignore à quelle peine était condamné ce coupable. Léopold, grand-duc de Toscane, avait aboli la peine de mort dans ses Etats.

Je remarquai un jour, sur la place publique, un groupe nombreux de peuple. Je m'en approchai. Un homme avait étendu sur la terre un tapis long et étroit. Le peuple était rangé autour. Cet homme racontait une histoire effrayante de diables et de revenants. On l'écoutait; on était saisi de crainte et d'étonnement; les enfants, 'frappés de stupeur, les yeux fixés sur lui, s'en approchaient insensiblement, et s'avançaient sur le tapis. Il allait à eux, sans discontinuer son récit, leur distribuait des coups vigoureux, et se

remettait à sa place, toujours parlant avec chaleur et avec un accent profond qui inspirait la crainte. Les enfants s'approchaient encore, mais toujours vigoureusement repoussés. Lorsqu'il prononçait les noms de Dieu et de Jésus-Christ, personne ne se découvrait; mais lorsqu'il nommait la Sainte-Vierge, la Santa-Madonna, tout le monde ôtait son chapeau et s'inclinait. Il en donnait l'exemple.

J'entrai un jour dans une vaste boutique de quincaillerie. Plusieurs salles étaient remplies de cette espèce de marchandises. Je m'entretins longtemps avec le propriétaire. Il fut avec moi d'une politesse remarquable. Toutes ses marchandises étaient anglaises; aucune n'était française. Je fus très-étonné de la modicité des prix. Le marchand en était surpris lui-même. Il me dit qu'au commencement de la révolution française, des compagnies anglaises avaient fait de grands sacrifices pour remplir l'Italie de leurs marchandises, accoutumer ces contrées à les préférer aux objeïs de l'industrie française, et pour leur conserver une supériorité constante sur les nôtres. L'intérêt que j'ai toujours pris au commerce de la France, me fit attacher une grande attention aux choses que je voyais, et aux explications que je recevais.

Ce négociant connaissait non seulement tout

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