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une sorte de tristesse inquiète. On ne pouvait prévoir la suite de la guerre et la destinée qui serait réservée à Venise. Serait-elle libre encore, appartiendrait-elle à l'Autriche ou à la république cisalpine, si celle-ci était rétablie par de nouveaux succès des armes françaises?

Après être restés quelques jours dans une auberge, nous louâmes un appartement dans une maison particulière : c'était chez une veuve, qu'on nous dit appartenir à une des premières familles de la ville. Le jour que nous devions y entrer, elle étala sur les rampes de l'escalier et sur les chaises de l'antichambre, un certain nombre de robes. En nous recevant, elle les regardait, et en parlait de manière à fixer notre attention. Il était évident qu'elle croyait produire de l'effet sur nous, et nous donner une haute idée de sa naissance et de son rang. Toutes ces robes étaient vieilles, à grands ramages, et annonçaient au moins soixante ans de date.

Elle se nommait la signora-Barbaro. Elle avait dans son écusson un mouchoir ensanglanté. Dans un combat, funeste d'abord aux Vénitiens, contre les Turcs, un des ancêtres de cette dame tua un général ennemi, trempa son mouchoir dans le sang qui coulait de sa blessure, et le déploya à la vue des fuyards, en s'écriant : « Que ce mou

choir sanglant soit le signal de la victoire! » Il les rallia, et fut vainqueur. Le sénat de Venise lui permit de mettre dans ses armes un mouchoir ensanglanté, entouré d'une légende honorable.

A peine installés dans la maison de cette dame, nous reçûmes la visite et les salutations d'un homme qui avait une espèce d'uniforme, un chapeau à trois cornes, à ganses d'argent, et une épée d'argent ou argentée pendue à son côté. Après les premiers compliments, nous le reçûmes avec toute la politesse qu'exigeaient ses révérences, son habit et surtout son épée. Il nous amena insensiblement à la chose qu'il désirait : c'était de nous servir, de faire nos commissions, nos chambres, sans oublier touts les détails de la garde-robe. Nous l'assurâmes que nous n'étions pas assez riches pour prendre un serviteur tel que lui, et nous le congédiâmes avec toute la politesse française.

On nous présenta ensuite une bonne femme. pour faire nos chambres : elle mit pour condition principale de son marché, d'aller touts les jours, à une certaine heure, mendier à la porte d'une église. Nous fîmes quelques objections; mais elle nous dit que, sans cette cérémonie quotidienne, elle ne serait pas inscrite sur la liste pauvres de sa paroisse, et qu'elle n'aurait au

des

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cune part des secours et des legs accordés aux

pauvres.

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Quelques jours après, c'était un grand jour de fête, je vis, à l'entrée d'un pont, une femme de grande taille, très-bien vêtue en noir, la tête couverte d'un long voile, à genoux sur un carreau qui me parut de velours : elle avait un plat devant elle, et demandait l'aumône. J'en fus très-étonné. Un Vénitien me dit que c'était par le même motif que la bonne femme, pour être inscrite sur les registres des pauvres il ajouta qu'un riche Vénitien, mort récemment, leur avait laissé des legs considérables; qu'un mendiant, relégué dans un grenier, avait ainsi amassé une grande fortune, et que sa fille, son unique héritière, avait fait un très-beau mariage.

Ces mœurs, si différentes de ce qu'on voit en France, me rappelèrent qu'en passant un jour à Turin, dans une belle rue, je vis une petite affiche sur laquelle je lus ces mots : La moitié d'un lit à louer. Cela me parut extraordinaire, et je voulus voir ce que c'était. J'entre, je m'informe; un gros homme, gras et suant, me reçoit poliment, me dit que c'est la moitié de son lit qui est à louer, et me le montre. Il ajoute qu'il était loué par un jeune officier de la garde du roi; qu'il mettait ses effets là, en me montrant

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un coffre; que touts les matins, levé de bonne heure, habillé et coiffé, il allait à son service, et ne revenait que le soir. « Vous voyez, monsieur, combien c'est commode. » Je le remerciai de l'exactitude de sa description, et je me retirai. Je me figurais un jeune homme sortant d'un pareil lit, mettant un bel uniforme, brillant dans les cercles, à la cour, et revenant à ce lit. Je ne crois pas que le luxe de parade puisse s'allier à une misère plus dégoûtante.

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Le pape Pie VI étant mort, le conclave s'assembla à Venise, pour l'élection de son successeur. Je vis parmi les cardinaux trois prélats dont les noms attiraient l'attention publique le cardinal Ruffo, qui avait combattu les Français dans la Calabre; il avait avec lui un aide-de-camp; le cardinal Maury, si connu en France; et le cardinal duc d'Yorck, dernier prince de la maison des Stuarts. Que de réflexions ce nom, qui n'était plus royal, présentait à l'esprit, dans cette capitale d'une république si célèbre et si puissante, tombée sous les mêmes mains et par les mêmes principes qui avaient dépouillé la royale maison de France, chassé le pape de Rome, et ébranlé tant de trônes, pour y substituer des républiques! Toutes allaient être renversées par le général français, destructeur de Venise. Il accou

rait de l'Egypte pour dominer la France, détruire toutes les républiques, et augmenter la liste des rois. Ce pape, qu'on nommait alors, viendrait à Paris sacrer ce général, qui devait être la terreur de l'Europe, et périr ensuite sur un rocher désert. Lorsque le conclave fut assemblé, l'abbé qui accompagnait le cardinal Maury jeta par la fenêtre de sa cellule un billet que ramassa un jeune prêtre français. On vit celui-ci; on l'arrêta; on trouva le billet non cacheté n'avait aucune que espèce d'importance; mais ce petit évènement fit un grand bruit dans Venise. Cette imprudence paraissait un crime. Des Français seuls pouvaient en être capables. Quelques jours après la fin du conclave, le cardinal Maury tomba sur un pont et se fit beaucoup de mal à une jambe. Le peuple disait que c'était une punition du Ciel.

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Sur une place de Venise nous vîmes, Duplantier et moi, un spectacle singulier. D'un côté, des marionnettes bruyantes attiraient la foule des promeneurs; de l'autre, à une distance d'environ quarante pas, dans une espèce de chaire portative, était un prêtre qui prêchait d'une voix forte. Son sujet était un mourant tourmenté de remords, que le diable voulait emporter dans les enfers. Il faisait un dialogue entre le diable et le mourant; il changeait alternativement le ton de sa voix,

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