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suivant qu'il faisait parler l'un des interlocuteurs. Il y joignait une pantomime très-expressive. Le diable était terrible et menaçant; le mourant tremblant et désespéré, et tout cela avec des grimaçes extraordinaires. Nous ne pûmes l'entendre long-temps, sans être près d'éclater de rire. Nous fùmes obligés de nous retirer. Le peuple allait tantôt aux marionnettes, tantôt au prédicateur, et passait subitement du rire qu'elles excitaient au sérieux qu'il inspirait.

J'entendis un soir un bruit extraordinaire dans la maison où j'étais logé, après avoir quitté celle dont j'ai parlé. C'étaient des cris douloureux, des gémissements, les accents du désespoir. J'accourus à l'endroit d'où partait ce bruit. Je vis une famille éplorée, tremblant de perdre un enfant chéri. Le père était hors de lui. Je fus inquiet toute la nuit du malheur qui menaçait cette famille. Le lendemain matin, on frappe à ma porte. J'ouvre, et je vois ce même homme rayonnant de joie. Je crois son enfant sauvé; je commence des félicitations. Il m'interrompt, me prend par le bras, me mène sur le palier de l'escalier, et me montre un berceau couvert de fleurs, où était étendu un enfant mort. Il s'écriait et répétait : Ecco un angelo; voici un ange. Il était dans le ravissement de la joie; il disposait les linges blancs.

qui couvraient l'enfant, il arrangeait les fleurs. Le visage était découvert; il le contemplait avec délices. La mère n'était point présente.

Nous apprîmes alors que Bonaparte était arrivé en France. Il était à Paris le 16 octobre 1799, et le 10 novembre, il gouvernait la France sous le titre de premier consul. Peu de jours après, il rappela les députés et les autres personnes proscrites par le Directoire. Pastoret et Duplantier partirent pour la France. Je ne pus partir que quelques jours après eux.

- Arrivé à Turin, j'y fus comblé de politesses par le comte de Than, qui gouvernait le Piémont sous le titre de vice-roi, depuis les victoires de Souvarow. Il m'invita à dîner. Je refusai, à cause de mon costume, qui était celui d'un proscrit. Mais il insista, en me disant que c'était cela même qui lui faisait désirer l'honneur de m'avoir à sa table. J'y trouvai touts les ambassadeurs qui étaient alors à Turin. Il me plaça à sa droite, et fut-pendant tout le dîner d'une politesse aimable qui me rappelait l'ancien ton de la France.

Je vis à Turin deux jeunes officiers piémontais qui avaient été aides-de-camp du général Souvarow pendant la dernière campagne. Ils me confièrent un journal écrit touts les jours. J'y vis le récit de la campagne de Souvarow en Suisse.

mis

Il allait joindre l'armée de Korjakof. Il attendit à Bellinzone, pendant huit jours, les mulets propar les Autrichiens. Ils n'arrivèrent pas. Ces huit jours de retard permirent à Masséna d'écraser Korjakof à Zurich. On connaît la terrible position dans laquelle se trouva Souvarow, ayant le prince Constantin à ses côtés, et comment il s'en tira par la force de son inflexible caractère. Je lus ces détails avec le plus vif intérêt. Mais combien il augmenta, quand je vis dans ce journal que si Souvarow avait été le maître de ses opérations, s'il n'avait pas reçu l'ordre de marcher en Suisse, il devait, après la bataille de Novi, où fut tué le général Joubert, aller rapidement à Lyon, et y convoquer une assemblée. Il avait une liste des députés marquants de toutes nos assemblées, des soixante-quinze proscrits de la Convention, de ceux qui l'avaient été par le Directoire. Il devait insérer cette liste dans sa proclamation, et inviter ceux qu'il nommait, au nom de la France et de l'Europe entière, à se rendre à Lyon; il leur promettait la gloire de terminer les maux de leur patrie; il espérait que cette assemblée rétablirait les Bourbons. J'ignore s'il aurait réussi; mais tout ce que m'ont dit ces officiers piémontais m'a convaincu qu'il avait formé ce dessein; je savais d'ailleurs qu'il avait

souvent parlé de façon à montrer qu'il aspirait à la gloire de rétablir le roi sur son trône, et qu'il en avait l'espérance.

La plus grande difficulté de son plan était peut-être dans la réunion des députés qu'il aurait appelés à Lyon. L'armée française qui était en Suisse, et qui n'avait pas encore alors combattu Korjakof, aurait sans doute été rappelée en France, ainsi que celle d'Allemagne, commandée par Moreau. Les deux armées autrichiennes, qui leur étaient opposées, les auraient-elles suivies? Dans ce cas, les armées françaises se seraient trouvées entre les armées russes et autrichiennes. Quoi qu'il en soit, ce plan était grand et digne du génie hardi de Souvarow.

Cette idée de convoquer les députés des assemblées précédentes, qui avaient eu des opinions différentes, et qu'on aurait réunis dans un dessein positivement annoncé, présente à l'esprit quelque chose de loyal et de séduisant. C'était leur dire « Vous avez tous été honorés des choix du peuple; vous avez, dans des circonstances diverses, mais parmi de grands périls, servi votre patrie; vous fûtes de bonne foi, vous fûtes courageux; réunissez-vous aujourd'hui dans un seul et même dessein, celui de terminer les maux de votre patrie et de donner la paix à l'Europe.

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Ce projet me rappelle que Danton avait eu la même pensée. Peu de mois après le 10 août, il se croyait sûr d'écraser Roberspierre et d'être le grand régulateur des affaires. M. de Laitre, mon voisin de campagne, était parent de la jeune femme qu'il venait d'épouser; il alla le voir. Danton lui parla de ses projets en homme plein de confiance; il lui parla aussi de moi, parce qu'il savait que je le voyais souvent. Il ajouta : « Je ne te demande pas où il est; mais dis-lui de ma part de rester tranquille. Tout changera bientôt, nous réunirons les députés les plus marquants des trois Assemblées; il sera du nombre, et nous terminerons les maux de la France. » Cet homme avait offert de se vendre à Louis XVI; on ne voulut pas l'acheter; il fut sanguinaire pour s'élever; mais il était alors adouci et inspiré par une jeune et belle femme; il voulait jouir, par des voies nobles, de la position qu'il avait conquise par le sang. M. de Laumur, chevalier de Saint-Louis, que je connaissais beaucoup, était entré dans sa conspiration; il fit donner à ma femme les mêmes assurances qu'avait reçues M. de Laitre. Il périt avec Danton. On sait que ce fougueux démagogue, enchaîné par l'amour, perdit un temps précieux, malgré les avertissements de Camille Desmoulins, et qu'il fut

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