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que j'avais vu dans la Lombardie et dans le Piémont, en traversant ces pays.

Il était encore premier consul, lorsque, dans un cercle de fonctionnaires publics, il parla du projet de l'expédition de Saint-Domingue. Je présentai quelques objections; je lui dis que le succès ne pouvait dépendre de la force des armes, à cause des maladies, et que les soldats les plus vigoureux étaient précisément ceux que le climat prendrait d'abord pour victimes. Il m'écouta, et me répondit avec un peu d'humeur. Il eut, sur cet objet, ce défaut singulier qui est général parmi nous; c'est de ne jamais rien écouter, quand il s'agit de choses que nous ne connaissons pas. J'ai toujours remarqué que les avocats, qui n'entendent rien à la marine et aux colonies, qui n'ont jamais voyagé, souffrent impatiemment tout ce que leur disent sur ces choses les hommes qui les connaissent; tandis qu'ils écoutent volontiers les objections qu'on leur présente sur la législation, qu'ils connaissent.

Ce défaut me surprenait dans un homme d'un aussi grand génie que le premier consul: il ne me surprit pas dans le général Leclerc. Quand il fut nommé commandant en chef de l'expédition, il me fit prier d'aller chez lui, pour conférer avec moi sur cette colonie : il savait que j'é

tais peut-être l'homme de France qui la connaissait le mieux, non seulement pour y avoir passé

cinq années en deux voyages, mais encore et surtout par les rapports continuels continuels que j'avais eus avec elle depuis la révolution.

Quand on m'annonça, ce général vint à moi, tenant en main une écuelle d'argent, dans laquelle était du bouillon et une croûte de pain qu'il mangeait. Il me salua, m'interrogea, répondit lui-même aux questions qu'il me faisait, éleva la voix, mangea sa croûte, et but son bouillon avec un air si dégagé, si content de lui-même, que je le jugeai à l'instant même. Ce fut bien pis, quand, après lui avoir parlé du caractère des peuples de ces contrées et du climat, j'entendis cette réponse profonde : «Touts les propriétaires des colonies parlent de même. » Ces mots furent dits avec un air de mépris sur cette unanimité d'opinion, qui fut le dernier coup de pinceau au portrait que je m'étais fait de cet homme. Je le regardai fixement, sans répondre; je lui fis une profonde révérence, et je sortis à l'instant. Quand je fus dans le cabinet qui précédait celui d'où je sortais, un secrétaire, qui avait tout entendu, me pria d'oublier cet entretien, et de lui donner un Mémoire, en ajoutant qu'il trouverait l'occasion de le faire lire au général. Je lui répondis que

tout Mémoire était inutilé pour un homme si instruit des choses qu'il ne connaissait pas. Je vis, dans ce moment, entrer dans le cabinet un officier haut de près de six pieds, gros et large en proportion, coloré d'un rouge violet, suant et soufflant. Je demandai au secrétaire si ce grand homme allait à St.-Domingue; et sur sa réponse affirmative, j'ajoutai: «< Dites-lui de faire son testament; il ne vivra pas quinze jours dans le pays où il va. »

On voit, dans Tite-Live, que les Romains choisissaient dans les légions les hommes les plus propres par leur tempérament aux climats qu'ils allaient parcourir; mais c'étaient des ignorants. Comment, dans le siècle des lumières, des hommes instruits, profonds, pourraient-ils employer de si misérables précautions?

Le premier jour de son débarquement, le général fit bivouaquer les soldats sur les quais et les places publiques du Cap-Français. Des habitants lui présentèrent des observations sur le funeste effet du serein dans ces climats. Il répondit d'un ton militaire, qu'on ne connaissait pas ses braves soldats; qu'ils étaient accoutumés à touts les climats, à l'Italie, l'Egypte, la Syrie. Dès le lendemain, un grand nombre subit les effets du serein, bien plus dangereux dans ces contrées que la chaleur du jour.

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Il dédaigna toujours les conseils des habitants; il agissait comme s'il était en France. Il traitait les nègres en hommes libres, accoutumés à la liberté ils lui montrèrent bientôt comment ils entendaient la liberté; ils le surprirent, l'attaquèrent dans le Cap même, au milieu de la sécurité la plus profonde; ils en furent chassés par un escadron de colons, qui avaient eu plus de défiance que lui. Cet évènement le tira de son' aveuglement ; et dans une proclamation, il loua la vigilance et le courage des colons, et reconnut avec un peu de naïveté qu'ils étaient les amis et les soutiens de la colonie. Il abandonna les fausses maximes qu'il avait apportées de France; mais il n'était plus temps. Dans une semblable expédition, le succès devait dépendre du commencement; il fut mauvais sous touts les rapports. Le général en vit les suites, et succomba aux chagrins autant qu'au climat. On lut dans le journal du Cap une description détaillée de sa maladie. Les médecins la traitèrent comme ils auraient fait en France : ils repoussèrent la méthode rapide consacrée par l'expérience dans ce pays; et cependant la même relation reconnaît qu'elle eut souvent du succès; mais elle l'attribue aux soins remarquables des femmes du pays, et persiste à croire qu'elle est vicieuse et contraire aux

principes de la médecine. Il me semble que les
médecins faisaient la même faute qu'avait faite

le

a. On sait combien fut malheureuse

cette expédition : elle fut combinée en France,
et dirigée dans la colonie avec un profond mé-
pris des observations unanimes des hommes qui
connaissaient ces contrées. Ce n'était pas sans rai-
son que j'avais dit au premier consul que le suc-
cès ne pouvait dépendre de la force des armes.
S'il m'avait écouté, je lui aurais présenté un plan
tout différent de celui qui a été suivi.

Je n'écris point l'histoire des temps dont je
parle; mais je crois utile de dire quelle fut l'ad-
ministration intérieure sous le consulat et sous
l'empire; et pour en donner une juste idée, je
parlerai rapidement des choses que j'ai vues, que
j'ai faites dans cette administration pendant douze
années. Mais je vais d'abord présenter quelques
observations générales sur l'état de la France et
sur l'homme que la victoire plaçait à la tête du
gouvernement.

On peut très-bien, en revenant sur ces temps extraordinaires, être plus frappé du despotisme et de l'ambition effrénée de Bonaparte à la fin de son règne, que de ses heureux commencements, et ne tenir aucun compte du bien qu'il a fait. C'est ainsi que l'ont peint plusieurs écrivains, ceux sur

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