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d'entrer dans nos vues, le Cabinet des Tuileries nous fit au mois de Janvier 1867 des ouvertures ayant trait d'une part à l'annexion de l'Epire et de la Thessalie à la Grèce, de l'autre à l'amélioration du sort de tous les sujets Chrétiens du Sultan. C'était évidemment de sa part une manoeuvre tendant à refouler sur l'arrière-plan l'affaire Crétoise, tout en laissant à la Turquie le temps d'étouffer l'insurrection par la force; on voulait nous éblouir par l'étendue de l'horizon qu'on nous ouvrait afin de nous faire perdre de vue l'objet principal de nos préoccupations on comptait en outre effrayer l'Angleterre, l'Autriche et la Turquie en nous poussant à des ouvertures compromettantes et en montrant à ces Puissances le fond de l'abîme où nous étions censés vouloir précipiter l'Orient. Dès que je fus informé des ouvertures de la France, je pensai que le mieux eut été de les décliner habilement, en expliquant que, selon nous, il fallait songer au plus pressé en règlant l'affaire Crétoise, sauf à s'entendre ensuite sur les questions qui ne s'imposaient pas encore à l'attention des Puissances. Si l'on voulait affronter la question d'Orient toute entière, il fallait à mon avis être conséquent et aller jusqu'au bout en ouvrant toutes les écluses et en se préparant à subir les conséquences d'un mouvement général dans la presqu'île des Balcans. Le Ministère Impérial tout en appréciant à leur juste valeur les avances de la France, crut au contraire qu'on pourrait en profiter pour frayer la voie à un règlement pacifique de la question d'Orient, ce qui n'était et ne sera jamais qu'une chimère. Dans le courant de la négociation le Prince Gortchacow a réussi à dégager, avec une admirable hauteur de vue, les ouvertures Françaises des brouillards et des ambiguités où le Marquis de Moustier semblait vouloir les noyer à plaisir; il a établi la discussion sur un terrain positif afin de ne pas le laisser s'égarer dans le domaine de la phrase et a dignement repoussé du marché qu'on nous offrait les créances véreuses qu'on voulait faire passer pour du bon argent. Sacrifiant mes opinions personnelles, je m'employais. de la manière la plus sincère et la plus active à seconder dans cette voie le Chancelier de l'Empire à qui il appartenait de dicter la conduite que j'avais à suivre et qui, placé à un point de vue plus élevé et pouvant embrasser tout l'horizon politique, était mieux que moi à même de juger de l'ensemble de la situation. Malgré tous nos efforts combinés, les pourparlers ont toutefois duré plusieurs mois, car des questions aussi vastes. que celles qu'on avait soulevées ne pouvaient nécessairement pas être résolues en peu de temps, surtout en étant discutées à une grande distance entre Paris et St. Pétersbourg, loin du terrain sur lequel elles devaient être appliquées. Nous avons perdu ainsi un temps précieux et par là même nous avons compromis le résultat final de la négociation Crétoise en donnant gain de cause à nos adversaires.

a) Projet d'agrandissement conditionnel de la Grèce. Le côté des propositions de la France qui marquait surtout le prétendu virement de bord que subissait sa politique et que par la même devait le

plus éveiller nos méfiances était le plan d'agrandissement de la Grèce. Il constituait de la part du Cabinet des Tuileries une concession large, je dirai même trop large, trop soudaine, trop complète. L'agrandissement de la Grèce étant une question qui peut surgir de nouveau surtout en vue de la protection que l'Occident parait accorder aux Hellènes depuis que ceux ci nous témoignent de l'aversion, il n'est pas inutile de récapituler ici les observations que j'ai consignées à ce sujet dans une dépêche en cour datée du 113 Février 1867. «L'annexion de l'Epire et de la Théssalie à la Grèce impliquerait la rupture de l'équilibre entre l'élément Grec et l'élément Slave en Orient, à moins que ce dernier ne recoive un equivalent suffisant qui consisterait, par exemple, pour la Serbie dans l'acquisition de la Bosnie, de l'Herzegovine et de l'ancienne Serbie. Toute combinaison qui déplacerait en faveur des Grecs la balance que nos intérêts nous commandent de maintenir égale ne pourrait pas être acceptée par nous. Les races Slaves ne pourraient, sous peine de déchéance morale, s'accommoder d'un partage qui offrirait la part léonine aux Grecs. Si par un accord préalable avec une Puissance quelconque nous étions obligés à faire respecter un tel partage, l'effet en peserait sur nos intérêts politiques les plus importantes. L'Occident pourrait y trouver son compte en gagnant un terrain plus favorable que celui sur lequel il s'appuie actuellement en Orient. La Grèce fortifiée sous nos auspices lui offrirait un point d'appui plus solide contre nous que l'élément énervé de la race Ottomane. On connait assez la mobilité du caractère grec pour savoir combien dureraient leurs sympathies pour nous du jour où nous n'aurions plus rien à leur offrir». «Je ne leur donne pas plus de vingt quatre heures, disai-je dans la dépêche précitée, pour passer armes et bagages d'un camp dans l'autre. Ainsi au lieu de faire une concession à nos vues on nous aurait mis dans la main une arme dirigée contre nous mêmes». Timeo Danaos et dona ferentes. «Le don proposé serait d'autant plus embarrassant que nous saurions le récuser, sans nous mettre en contradiction avec nous mêmes et avec nos sympathies si hautement avouées.... «Pour éviter le piège et ne pas assummer aux yeux des Chrétiens la responsabilité d'un refus il faudrait, si l'éventualité de l'agrandissement de la Grèce se présentait réellement, soit faire prévaloir un large système de compensations pour les Slaves et pour nous mêmes, soit, si celà était impossible, tourner la question en faisant naître des obstacles de la part de l'Occident. Il est douteux que les Puissances parviennent jamais à s'entendre sincèrement sur un plan portant une atteinte aussi flagrante à l'intégrité de l'Empire Ottoman, même si l'on était convaincu que l'exécution tournerait contre nous. La Grande Bretagne qui-selon l'aveu que j'ai recueilli de Lord Lyons en 1866 -«regrette encore d'avoir fait le malheur des Iles Ioniennes en les cédant à la Grèce» se déciderait difficilement à obliger la Porte de tenter la même expérience par rapport à l'Epire et à la Thessalie. L'Autriche pourrait aussi élever la voix dans cette occasion. Dans tous

les cas la Turquie ne céderait que sous une pression matérielle que l'on ne voudrait probablement pas exercer. Il est vrai que la France cherchait en 1868 à représenter l'annexion de l'Epire et de la Thessalie à la Grèce. comme destinée à fermer la question d'Orient. Elle considérait en effet ce déplacement de frontière plutôt comme un moyen de consolider le pouvoir Ottoman dans le reste de l'Empire, que de favoriser le développement régulier de la Grèce dont le sort lui était après tout indifférent. On en trouve la preuve évidente dans la proposition du Cabinet des Tuileries de faire coïncider cette cession de territoire et la proclamation des réformes projetées avec l'émission d'un emprunt Ottoman dans des proportions colossales, emprunt qui devait être garanti par toutes les grandes Puissances et servirait à tirer la Turquie de la détresse financière dans laquelle elle était tombée et qui ménaçait son existence même. Le calcul du Cabinet Français était cependant mal fondé, tant à l'égard des Turcs que des Grecs. Les premiers auraient employé l'emprunt à s'armer et à écraser les Chrétiens en reprenant les concessions qui leur avaient été extorquées. Quant aux seconds on se serait trompé en croyant que l'Epire et la Thessalie offertes au dernier moment aux Hellènes les aurait apaisés définitivement. Car chez les Grecs comme chez tout le monde l'appétit vient en mangeant: si on leur cédait les deux Provinces frontières, ils ne manqueraient pas de réclamer bientôt la Macédoine, la Thrace, Constantinople, peut être même le rétablissement de l'Empire de Byzance. On devrait alors reprendre à neuf toute la question qu'on n'aurait fait que soulever avant l'heure.

Partageant ces appréciations le Ministère Impérial fit justice des propositious de la France par rapport à l'Epire et à la Thessalie. Il fut décidé que, si cette Puissance voulait obtenir notre tolérance sympathique dans les visées qu'elle poursuivait en Europe, elle devait nous offrir en Orient une compensation plus large que l'accroissement de la Grèce dans son propre intérêt et en vue du rétablissement de son propre prestige. Il fut d'ailleurs facile de se convaincre bientôt que la combinaison française était aussi peu sérieuse que peu sincère à notre adresse. M. Bourée, tout en niant vis-à-vis de la Porte et de ses collègues l'existence même de pourparlers avec la Russie relativement aux affaires d'Orient, divulgait intentionellement aux Grecs le prétendu plan du Marquis de Moustier qu'il employait ad usum delphini; il disait aux banquiers et notables de Péra et de Galata, que la France ne demandait aux Grecs que de se tenir tranquilles jusqu'à la clôture de l'exposition de Paris et qu'elle leur promettait en retour les dépouilles de l'Empire Ottoman.

b) Projets de réformes. La seconde partie des propositions. Françaises se rapportait aux réformes morales et matérielles à introduire en Turquie. J'avais averti le Ministère Impérial par ma dépêche précitée du 1/13 Février 1867, que dans la question des réformes, comme dans celle de l'agrandissement de la Grèce, le concours que nous attendions

de la conversion simulée de la France à nos idées serait chèrement payé si nous nous laissions entraîner par cette Puissance. «Les intêrêts des populations sur lesquelles porterait l'accord pourrait, disai-je, y gagner comme aussi la France trouverait incontestablement de l'avantage à effacer l'impression produite par son hostilité vis-à-vis des Chrétiens, mais pour ce qui nous concerne le prestige que nous tenons actuellement en partie de notre isolement diminuerait en proportion». La divergence complète qui existe entre le projet de réformes mis en avant par le Marquis de Moustier et celui qui fut suggéré par le Cabinet de St. Pétersbourg prouve combien la France était éloignée de nos idées. Les Ministres Ottomans ne demandaient pas mieux que d'être tirés dans des sens opposés afin de pouvoir rester en place sans faire aucune concession. Mais subissant plutôt l'influence de la France ils se laissaient entraîner graduellement par cette Puissance d'autant plus que ses demandes étaient beaucoup moins dangereuses pour les Turcs que celles du Cabinet Impérial. Voyant le danger je dus concentrer tous mes efforts à enrayer le mouvement qui s'accentuait de plus en plus; sans pouvoir insister sur l'adoption intégrale de notre programme auquel les Turcs objectaient la difficulté de leur situation en présence de l'opinion différente des Puissances concernant les moyens de satisfaire aux voeux des populations Chrétiennes. Je trouvais indispensable de ne pas rompre le fil de la négociation et de ne pas la laisser échapper définitivement de nos mains. Afin de ne pas s'engager dans des chemins perdus, il fallait, à mon avis, placer la négociation sur un terrain acceptable pour tout le monde et que les Turcs eux mêmes ne pussent récuser. Comme les Cabinets de l'Occident tenaient à ne pas abandonner le Hattihoumayoum comme point de départ des concessions à demander au Gouvernement Ottoman, je formulais sur l'invitation du Prince Gortchacow un projet de réformes se rattachant à cette base commune et suivant la lettre de l'acte en question. En indiquant dans ce projet le minimum des garanties à demander à la Porte je comptai trouver le terrain pratique sur lequel une négociation sérieuse avec les Ministres Turcs pourrait s'ouvrir de concert avec les autres Puissances. J'avais d'ailleurs maintenu entièrement intactes les vues du Gouvernement Impérial quant à une organisation plus complète des autonomies chrétiennes. Mon travail n'avait d'autre but que d'aviser, au possible, à ce qui pouvait être réalisé immédiatement et indiquer aux Turcs les points principaux sur lesquels devait se porter leur attention s'ils voulaient faire honneur à leurs engagements précedents, satisfaire aux premiers besoins des Chrétiens tout en donnant à l'Europe une preuve de loyauté et de bon vouloir. J'avais été guidé surtout par la pensée qu'il nous était plus avantageux de combattre nos adversaires avec leurs propres armes et de commenter dans le sens de nos intérêts un programme déjà existant que d'en formuler un nouveau dont l'interprétation et surtout l'application définitive pourrait ne pas concorder avec nos vues tout en nous en imposant

la responsabilité aux yeux de nos coréligionnaires. Malheureusement mon travail n'obtint pas l'approbation du Ministère Impérial et après de longues négociations je dus le retirer des mains de Fuad-Pacha. J'ai lieu de croire toutefois qu'il a contribué à arrêter le Gouvernement Ottoman sur la pente des concessions que la France voulait lui faire subir, en tirant profit du tête-à-tête qu'elle s'était ménagée en nous distançant. En nous engageant avec le Cabinet des Tuileries dans une négociation sur un thème aussi vague que celui de l'amélioration du sort des Chrétiens de Turquie, nous devions naturellement prévoir qu'elle aurait pour conséquence inévitable d'affirmer une fois de plus la divergence d'opinions irréconciliable entre les deux Cabinets. Ayant à lutter contre des idées préconçues nous ne devions certes pas nous attendre à un résultat différent. On pouvait aspirer au but qui était développé dans le mémoire ministériel et le poursuivre par des voies détournées, ainsi que je l'avais voulu, mais le proclamer hautement c'était dans les circonstances du moment aller à l'encontre de l'insuccès et nous mettre gratuitement en suspicion tant aux yeux des Turcs que de l'Occident. Dans la question des réformes en Turquie les vues de l'Occident sont toujours diamétralement opposées aux nôtres. Toute solution qui ne serait pas prise dans un sens «centrifuge»>, conforme aux traditions des différentes nationalités et ayant pour base les autonomies locales, le self gouvernement serait contraire au but que nous poursuivons invariablement. Les améliorations exigées par les Occidentaux tendaient au contraire à une centralisation complète devant fortifier soit disant l'Empire Ottoman en dénationalisant les populations Chrétiennes, en les transformant toutes selon le type de la civilisation occidentale et en assimilant, on pourrait dire en assujétissant, la Turquie elle même à l'Occident. Par ce moyen on voudrait rendre la Turquie en principe étrangère ou même hostile à la Russie. Il est donc incontestable que ce qui est profitable aux Occidentaux en Orient est souvent condamnable à nos yeux et vice-versa. Cet antagonisme d'intérêts et de traditions est profondément regrettable, mais il s'est établi par la force même des choses et vouloir le nier serait aller au devant de déceptions gratuites. Une entente complète entre nous et l'Occident au sujet de la transformation de la Turquie ne peut naître que d'une double erreur: il faudrait soit que les Puissances se fissent illusion sur nos vues réelles soit que nous nous méprissions nous mêmes sur nos véritables intérêts. En mettant en avant mon projet de commentaires au hattihoumayoum j'avais en vue la première de ces éventualités. Sans vouloir affirmer que la négociation basée sur le mémoire ministériel nous ait placé dans la seconde, je constate qu'elle n'a servi qu'à fournir des armes contre nous aux Turcs et aux Occidentaux qui exploitaient chacun à leur profit la franchise de nos communications. En effet dévoiler prématurément le but de nos efforts en Turquie c'était donner à nos adversaires la possibilité de combattre notre politique et de détruire notre influence. Ainsi Aali Pacha auquel je reprochais un jour de

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