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couplet à la fois, et se rendorment après l'avoir chanté; c'est pour eux l'équilibre d'un verre d'eau-devie ou d'une pipe. Quelques heures après, si un autre se réveille, ils recommencent. Leurs femmes, quand ils en ont, logent dans les greniers des palais déserts qu'on leur abandonne par charité. Elles ne se montrent guère qu'au départ ou au retour de la pêche, portant leurs enfants sur leurs bras, comme la jeune femme qu'on voit dans le tableau. Du reste, ils ne mendient jamais, différents en cela du peuple de Venise et de toute l'Italie, où tout mendie, même les soldats Leur contenance a beaucoup de gravité, et l'étoffe dont ils sont vêtus ajoute à leur aspect sévère, par ses plis rares et immobiles; leurs poses sont souvent théâtrales, comme on peut le voir dans le tableau par celle de l'enfant qui déploie les filets. Leur seul moyen de subsistance est la pêche des huîtres et des poissons de mer, qui sont excellents dans l'Adriatique, mais qui se vendent à très bon marché. Quoique leur misère soit profonde, ils sont très- honnêtes et ne commettent jamais aucun désordre. Il est bien rare qu'on entende parler d'un vol dans la ville, dont les rues, véritable labyrinthe, favoriseraient tous les attentats. Les seuls voleurs à Venise sont les marchands, qui en sont aussi la seule aristocratie.

Tels sont, à peu de chose près que j'oublie peutêtre, les pêcheurs vénitiens; les Chiojotes sont beaucoup plus pauvres, car le lieu qu'ils habitent, situé à quelque distance de la ville, est loin de leur

fournir les occasions des petits gains partiels dont les autres font leur profit.

J'étais à Venise, il y a deux ans, et, me trouvant mal à l'auberge, je cherchais vainement un logement. Je ne rencontrais partout que désert ou une misère épouvantable. A peine si, quand je sortais le soir pour aller à la Fenice, sur quatre palais du Grand Canal, j'en voyais un où, au troisième étage, tremblait une faible lueur; c'était la lampe d'un portier qui ne répondait qu'en secouant la tête, ou de pauvres diables qu'on y oubliait. J'avais essayé de louer le premier étage de l'un des palais Mocenigo, les seuls garnis de toute la ville, et où avait demeuré lord Byron; le loyer n'en coûtait pas cher, mais nous étions alors en hiver, et le soleil n'y pénètre jamais. Je frappai un jour à la porte d'un casin de modeste apparence, qui appartenait à une Française, nommée, je crois, Adèle; elle tenait maison garnie. Sur ma demande, elle m'introduisit dans un appartement délabré, chauffé par un seul poêle, et meublé de vieux canapés. C'était pourtant le plus propre que j'eusse vu, et je l'arrêtai pour un mois; mais je tombai malade peu de temps après, et je ne pus venir l'habiter.

Comme je traversais la galerie pour sortir de ce casin, je vis une jeune fille assez jolie, brune, trèsfraîche, qui portait un plat. Je lui demandai si elle était parente de la maîtresse de la maison, et à qui était destiné ce qu'elle tenait à la main. Elle me dit que c'était pour un locataire français qui habitait

au second une petite chambre près d'un autre Français. « Et quand je demeurerai ici, lui demandai-je encore, me ferez-vous aussi à déjeuner? » Elle répondit en faisant claquer sa langue sur ses dents, ce qui veut dire non en vénitien. « Fort bien, lui dis-je. Et quel est ce Français privilégié qui sait se faire servir tout seul? C'est donc quelque grand personnage? Non, répliqua-t-elle; c'est monsieur Robert, un peintre que personne ne connaît. Robert, m'écriai-je, Léopold Robert! Peut-on le voir ? Où est son atelier? — Il n'en a point, puisqu'il n'a qu'une petite chambre; on ne peut pas le voir; jamais personne ne vient. >>

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Je demandai quelques jours après à monsieur de Sacy, consul de France, si on pouvait obtenir de Robert la permission de le voir un instant; monsieur de Sacy me répondit que je ne serais pas reçu si j'y allais ; à moins que je ne fusse connu de lui ou de l'ami qui demeurait avec lui; mais que si je voulais faire une demande, elle serait accueillie avec bonté. Ma démarche n'eut pas de suite, et je ne voulus pas insister de peur d'importuner le grand peintre. Mais jamais depuis ce temps-là je n'ai passé sur le petit canal qui baignait les murs de la maison, sans regarder les fenêtres avec tristesse. Cette solitude, cette crainte du monde, qui fuyait même les compatriotes, non par mépris, mais par ennui, sans doute; ce mot : « Que personne ne connaît; >> cette misère du casin, que le soin et la propreté même faisaient ressortir; tout me pénétrait et m'af

fligeait; à cette époque, Léopold Robert terminait son Départ pour la pêche.

Ah Dieu! la main qui a fait cela, et qui a peint dans six personnages tout un peuple et tout un pays! cette main puissante, sage, patiente, sublime, la seule capable de renouveler les arts et de ramener la vérité! cette main qui, dans le peu qu'elle a fait, n'a retracé de la nature que ce qui est beau, noble, immortel! cette main qui peignait le peuple, et à qui le seul instinct du génie faisait chercher la route de l'avenir là où elle est, dans l'humanité! cette main, Léopold, la tienne! cette main qui a fait cela, briser le front qui l'avait conçu !

LETTRES

DE

DUPUIS ET COTONET.

PREMIÈRE LETTRE.

La Ferté-sous-Jouarre, 8 septembre 1836.

MON CHER MONSIEUR,

UE les dieux immortels vous assistent et vous préservent des romans nouveaux! Nous sommes deux abonnés de votre Revue, mon ami Cotonet et moi, qui avons résolu de vous écrire touchant une remarque que nous avons faite : c'est que, dans les livres d'aujourd'hui, on emploie beaucoup d'adjectifs, et que nous croyons que les auteurs se font par là un tort considérable.

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