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LE MISANTHROPE

(4 juin 1666)

NOTICE

Deux moralistes, Fénelon et J.-J. Rousseau, ont jugé avec une égale sévérité le Misanthrope, et se sont accordés à dénoncer chez Molière l'intention coupable de bafouer et de discréditer la vertu. Molière, s'attachant à démontrer, comme il l'a fait dans la plupart de ses comédies, que les meilleures choses peuvent être gâtées par un zèle excessif et indiscret, devait être naturellement soupçonné de décrier les vertus, dont il ne censurait que l'abus et l'excès. Condamne-t-il, par exemple, la dévotion inhumaine et fanatique d'un Orgon, c'est la religion même qu'il veut jouer sur la scène; veut-il prouver l'impuissance d'une vertu qui ne transige pas avec les exigences de la vie sociale, c'est qu'il préconise le mensonge et la fourberie; montre-t-il les dangers dont l'engouement du savoir peut menacer la famille, c'est qu'il prêche l'ignorance et la sottise.

Chose curieuse, Molière, qui a toujours défendu les opinions moyennes, n'a été jugé la plupart du temps que par des esprits intolérants et systématiques. Tels sont évidemment Fénelon et J.-J. Rousseau, qui tous les deux, au nom d'un idéal de sainteté et de vertu, que Molière jugeait incompatible avec les conditions de la vie, ont dénoncé dans le Misanthrope une peinture « ridicule et odieuse » de la vertu. Certains historiens ont malheureusement essayé d'autoriser de leur science ces accusations téméraires. Si nous les en croyons, Mclière eût joué à la cour de Louis XIV le rôle d'un bouffon cynique; pour complaire au maître et flatter ses passions, il se fût attaché à tourner en dérision tout ce que la cour pouvait renfermer de piété, de pro

bité et de savoir. A ce compte, le Misanthrope ne serait qu'un pamphlet dirigé contre de parti des honnêtes gens. On ne saurait porter contre Molière une accusation plus injurieuse ni plus fausse. On méconnaît de parti pris tout ce que le poète a mis dans des œuvres comme le Misanthrope de philosophie profonde, souvent amère; on oublie ce qui se cache de tristesse humaine sous la gaieté parfois impertinente de ses satires, et l'on affecte de voir des œuvres de circonstance, imposées par le caprice d'un maître, dans ces comédies qui révèlent une observation si curieuse et si approfondie de l'homme, tant de méditations d'une gravité mélancolique. Restituons donc à Molière la probité indépendante de son génie voyons en lui non pas un insulteur à gages, mais un philosophe qui, convaincu, comme Horace, Montaigne et tant d'autres moralistes, de l'irrémédiable faiblesse de l'homme, a jugé qu'il ne pouvait rencontrer la vérité et le bonheur qu'à la condition de pratiquer les vertus moyennes, les seules dont sa nature soit capable.

Toute la moralité du Misanthrope tient dans ces deux vers:
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l'on soit sage avec sobriété.

Alceste est condamné par Molière non parce qu'il est vertueux, mais parce qu'il a méconnu cette vérité d'expérience, que la vie sociale ne peut comporter qu'une certaine dose de vertu, et que le jour où l'on voudrait pratiquer dans les relations mondaines une franchise absolue, on s'exposerait à décréter la guerre universelle et à revenir à la barbarie. Dans une spirituelle comédie, un des maîtres du rire, Labiche, a bien mis en lumière l'enseignement donné par Molière. Il a prouvé que la vanité et l'égoïsme jouent un si grand rôle dans la vie sociale, que leurs susceptibilités ont sans cesse besoin d'être ménagées par les mensonges de la politesse. Alceste est un utopiste, qui méconnait les lois sur lesquelles repose la société humaine, et qui censure ses semblables au nom d'une perfection morale dont ils sont incapables. Philinte a sur lui ce grand avantage de mieux connaître les hommes et les limites que la nature a mises à leur vertu.

On voit combien il était facile à Molière d'écrire le drame le plus sombre et le plus triste en nous montrant l'effort impuis

:

sant d'une vertu qui ne veut pas transiger avec le monde ni se résigner aux éternelles faiblesses de l'humanité. Mais le Misanthrope, malgré la tristesse de sa conclusion, reste une comédie, et le poète a su nous faire rire aux dépens d'Alceste sans diminuer l'estime que nous inspire sa sincérité courageuse. L'entreprise était difficile : Molière n'y a pas échoué en concevant un personnage dont l'esprit et l'humeur ont des travers plaisants, mais dont le cœur garde des illusions généreuses qui commandent le respect. Alceste se rend surtout coupable d'erreurs de jugement qui en font un personnage de comédie il ne sait pas distinguer entre les crimes et les peccadilles, et c'est avec la même colère vertueuse qu'il relève les uns et les autres. Il croit que la sincérité est obligatoire dans toutes les circonstances de la vie : il ne distingue pas les cas où la conscience d'un honnête homme se trouve engagée, de ceux où nous n'avons qu'à remplir les obligations banales de la politesse. C'est cette absence de discernement qui rend parfois ses colères ridicules il lui arrive de prendre la massue d'Hercule pour écraser un moucheron et nous rions de ses héroïques efforts si disproportionnés à l'œuvre qu'il veut accomplir. Mais, - si nous rions d'Alceste, si nous nous amusons de son humeur grondeuse et des travers de son esprit, nous gardons toujours pour son caractère une sympathie respectueuse. Au contraire, dans le rire qu'excite un Harpagon, un Tartuffe, il entre de la haine et du mépris.

remarqué souvent,

on l'a

Bien qu'Alceste soit vaincu à la fin de la pièce, et que par suite nous devions considérer la morale qu'il représente comme condamnée par Molière, il est évident que ce n'est pas de gaieté de cœur, avec la joie méchante d'un La Rochefoucauld, que le poète a réduit la vertu parfaite au séjour des déserts. Il semble au contraire que, tout en condamnant cet idéal, il l'ait sincèrement aimé, et il est assez visible que souvent sa satire s'ennoblit d'un regret.

J.-J. Rousseau a reproché aussi à Molière d'avoir prêté à Alceste une passion pour la coquette Célimène, contre laquelle protestent sa misanthropie, sa sagesse et sa vertu. Mais Molière a voulu nous rappeler que les plus grands d'entre nous ont leurs égarements et leurs faiblesses ne le savait-il pas par l'expérience de son propre cœur? Sans doute l'amour d'Alceste pour

Célimène est une inconséquence; mais en est-il de plus vraie et de plus humaine?

Joué sur la scène du Palais-Royal le 4 juin 1666, le Misanthrope parait avoir été accueilli par le public avec une certaine froideur. Que des critiques comme Boileau aient applaudi au nouveau chef-d'œuvre de Molière, cela est incontestable. Mais les bons juges sont rares à toutes les époques, et ne suffisent pas à remplir les salles de spectacle. Boileau aurait dû le comprendre et pardonner à Molière d'avoir écrit non seulement des comédies philosophiques, comme le Misanthrope, mais aussi de simples vaudevilles, comme les Fourberies de Scapin.

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BASQUE, valet de Célimène.

UN GARDE de la Maréchaussée de France.

DU BOIS, valet d'Alceste.

La scène est à Paris.

LE MISANTHROPE

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

PHILINTE, ALCESTE.

PHILINTE.

Qu'est-ce done? qu'avez-vous?

ALCESTE, assis.

Laissez-moi, je vous prie.

PHILINTE.

Mais encor, dites-moi, quelle bizarrerie....

ALCESTE.

Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.

PHILINTE.

Mais on entend les gens, au moins, sans se fàcher.

ALCESTE.

Moi, je veux me fàcher, et ne veux point entendre.

PHILINTE.

Dans vos brusques chagrins1, je ne puis vous comprendre, Et quoiqu'amis, enfin, je suis tout des premiers....

1. Chagrins, accès de mauvaise humeur; ce mot désigne aussi, dans la langue du xvII° siècle, la délicatesse malveillante qui critique et reprend toute chose.

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