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L'AVARE

(1668)

NOTICE

Représenté pour la première fois le 9 septembre 1668, l'Avare fut assez froidement accueilli par le public. Ne nous hâtons pas de reprocher leur mauvais goût aux spectateurs qu'une comédie en prose pouvait légitimement surprendre, car il était admis depuis longtemps que cette forme était réservée aux œuvres légères, simples farces, dont les bouffonneries ne s'accommodaient pas de la majesté de l'alexandrin. Molière n'avait-il pas contribué lui-même à fortifier ce préjugé, lui qui avait écrit en vers toutes ses grandes comédies, et, après le Tartuffe et le Misanthrope, pouvait-on s'attendre à lui voir écrire cinq actes de prose? Il est toujours dangereux de déranger les habitudes du public, car il est rare que son étonnement ne dégénère pas en malveillance1.

Reconnaissons aussi que le sujet traité cette fois par Molière était de nature à dérouter un peu les habitués du Palais-Royal : car si dans ses autres œuvres le poète avait pu laisser deviner parfois les misères de notre humanité, il avait toujours déployé assez de verve comique pour en dissimuler la tristesse. Mais comment ne pas être péniblement impressionné par le spectacle de cette famille où l'on ne voit d'une part que la passion la plus égoïste et la plus brutale, de l'autre la dissipation, le mensonge et le vol; où aucun personnage vraiment sympathique ne peut nous faire oublier un père dénaturé et des enfants rebelles? Le public ne rit pas autant qu'il s'y attendait sur la

1. Au début du XVIIIe siècle le goût aura changé, et Fénelon ne sera sans doute pas seul à admirer « la prose » de l'Avare.

réputation de Molière. Il se vengea de sa déception par sa froideur.

J.-J. Rousseau1 a reproché à Molière d'avoir fait rire les spectateurs aux dépens de l'autorité paternelle bafouée dans la personne d'Harpagon par un fils impertinent. « C'est un grand vice, dit-il, d'être avare et de prêter à usure; mais n'en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d'un air goguenard qu'il n'a que faire de ses dons? »Il est facile de répondre à Rousseau que les impertinences de Cléante n'atteignent pas, dans Harpagon, la dignité paternelle, parce que depuis longtemps l'avare, dominé par sa passion de l'or, a cessé d'avoir pour ses enfants les sentiments d'un père. Qu'a-t-il fait pour mériter leur affection et leur respect? Livrés à eux-mêmes, ils ont grandi dans cette froide demeure, d'où l'avarice paternelle a banni tous les plaisirs, où règnent la défiance et le soupçon, où ils n'ont entendu, au lieu de tendres paroles, que les préceptes d'une économie chagrine. Leur désobéissance et même leur impertinence sont la conséquence nécessaire de la passion à laquelle ils ont été sacrifiés par leur père. Le jour où ils le trompent et se rient de sa colère, ils ne font qu'infliger à son avarice un châtiment mẻrité. On peut donc admettre que les scènes où Molière met aux prises le père et le fils sont pénibles; mais elles ne sont pas immorales, et Cléante, se moquant de la malédiction d'Harpagon, ne saurait bafouer en lui une autorité dont il est déchu.

Les érudits ont cité comme à l'envi les sources nombreuses auxquelles Molière aurait puisé pour la composition de l'Avare. Le vice qu'il a voulu peindre ayant bien souvent exercé la verve des poètes comiques, il est naturel qu'on ait pu multiplier les rapprochements. Mais c'est à l'Aululaire de Plaute, et à une comédie en vers de Boisrobert, la Belle Plaideuse, que Molière a fait les emprunts les plus considérables. Ces emprunts, il est vrai, ne sauraient diminuer son mérite original, car il n'a pris à Boisrobert qu'un épisode, et le poète latin n'avait nullement songé

1. Lettre à d'Alembert sur les spectacles.

2. Dans la Belle plaideuse (1655), nous voyons aussi un père usurier, qui, mis en présence de l'emprunteur, reconnait en lui son propre fils.

à faire une étude approfondie de l'avarice. En effet, ce n'est pas, à proprement parler, un avare que nous peint la comédie de Plaute. Le bonhomme Euclion, après avoir vécu longtemps dans le besoin, se trouve mis subitement en possession d'un trésor; il y est d'autant plus attaché qu'il a passé par les dures épreuves de l'indigence, et s'il se montre peu généreux, s'il tremble sans cesse pour son bien et voit partout des voleurs, son passé suffit à justifier sa conduite. On a remarqué avec raison que le sujet de l'Aululaire se rapproche plus de la fable le Savetier et le Financier que de l'Avare de Molière; elle ne peint pas en effet la passion de l'argent, mais les angoisses engendrées par la possession d'une fortune inattendue. L'œuvre de Molière a une tout autre portée morale. Elle peint l'avarice dans tout ce que cette passion peut avoir de ridicule, d'odieux et de terrible. Pour lui donner tout son jeu, le poète lui enlève l'excuse du besoin. Harpagon est riche, sa condition sociale l'oblige à garder un certain train de maison, à avoir des chevaux et des valets. Comme dit ailleurs Molière, « la passion parle là toute pure », et si le mot ne surprenait pas un peu quand il s'agit d'Harpagon, nous dirions qu'elle est « désintéressée »; aucun accident ne la fait naître elle jaillit spontanément des plus mystérieuses profondeurs du cœur humain d'une de ces âmes que la nature a, selon le mot de La Bruyère, « pétries de boue et d'ordure ».

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ACTEURS

HARPAGON, père de Cléante et d'Élise, et amoureux de Mariane.

CLÉANTE, fils d'Harpagon, amant de Mariane.

ÉLISE, fille d'Harpagon, amante de Valère.

VALÈRE, fils d'Anselme, et amant d'Élise.

MARIANE, amante de Cléante, et aimée d'Harpagon.
ANSELME, père de Valère et de Mariane.

FROSINE, femme d'intrigue.

MAITRE SIMON, courtier.

MAITRE JACQUES, cuisinier et cocher d'Harpagon.

LA FLÈCHE, valet de Cléante.

DAME CLAUDE, servante d'Harpagon.

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