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d'elle comme demoiselles de compagnie, lui font entendre que le mot dont elle s'étonne est l'indice de sentiments tout autres; elle se laisse persuader, et le dimanche suivant elle répond: Que plans? (de quoi te plains tu?) Dès lors, le dialogue se poursuit ainsi : GUILLAUME. Je meurs. FLAMENCA. De quoi?

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G. D'amour.

F. Qu'y puis-je ?

F.

G.

F. Comment ? G. Par engin 1.-F. Faites.

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- G. C'est fait. -F. Quel est-il? G. Vous irez.

F. Et où? G. Aux bains. -F. Quand ? G. Bientôt. -- F. Je le veux bien 2.

Entre Hélas! et Je le veux bien il y a trois mois. Trois mois pour prononcer vingt paroles c'est beaucoup, et ce n'est pas trop pour le résultat obtenu. Depuis Je le veux bien tout alla au gré de nos deux amants.

Cependant, par suite de ce bonheur inespéré, Flamenca s'était complètement détachée de son mari; elle n'avait plus pour lui qu'indifférence et dédain, à tel point, nous dit le poète, qu'elle ne prenait plus la peine de se lever lorsqu'il paraissait. Archambaut ne put s'empêcher de remarquer le changement qui s'était opéré en elle; mais il n'en pouvait deviner la cause. Il eut à ce sujet une explication avec Flamenca. Celle-ci lui représenta l'excès de sa jalousie, et lui promit de jurer sur des reliques « qu'elle se garderait elle-même aussi bien qu'il l'avait gardée jusque là. »

Ce passage est important, il est la clé de ce qui va suivre. Archambaut, loin de se douter que sa surveillance

4 J'emploie ici ce vieux mot, parce que « stratagème » est trop long.

2 Platz mi, il me plaît.

eût été mise en défaut, accepta le serment comme une garantie absolue, alors qu'il excluait uniquement de nouvelles liaisons.

Une fois délivrée, Flamenca s'empressa de faire part à son amant de sa nouvelle situation. Elle lui remontra qu'il n'avait plus à se cacher et que désormais il devait reprendre la vie qui convenait à un homme de son rang et de sa valeur. Guillaume s'éloigna donc pour un temps; il alla guerroyer en Flandres et s'y fit une grande réputation. Le bruit de sa renommée vint aux oreilles d'Archambaut, qui, guéri de sa misanthropie, se préparait à tenir cour à Bourbon. Il y invita Guillaume qui ne se fit pas prier. Les deux amants se retrouvèrent, et Flamenca usa de la liberté qu'elle s'était réservée par son serment. Le poète décrit longuement ce tournoi où Guillaume brilla entre tous, et après lui Archambaut. La fête dure encore au moment où le manuscrit s'arrête, sans que rien nous fasse prévoir ledénouement.

Comme on le voit par cette rapide analyse, comme on le verra mieux encore par la lecture de l'ouvrage, le roman de Flamenca est empreint d'un cachet d'originalité qui exclut tout soupçon d'imitation. Il n'y a done point lieu. de lui chercher une origine lointaine: la politesse des moeurs, la libéralité des personnages, les noms de plusieurs d'entre eux, une infinité de détails sur lenr vie privée et publique, tout enfin nous reporte au XIe siècle. C'est dans les hautes sphères de la société de cette époque. que notre romancier a placé l'action de son récit, c'est là qu'il a choisi ses types. Y a-t-il pris aussi son sujet ? En d'autres termes, les amours de Flamenca et de Guillaume

ont elles un fondement historique ? Pour ma part je ne le pense pas, et je fais honneur du tout à l'imagination du poète. Sans doute, on lit en un passage 1 que la jalousie d'Archambaut et sa conduite à l'égard de Flamenca étaient devenues le sujet de chansons satiriques qui couraient par toute l'Auvergne; et à dire vrai il se peut fort bien qu'un des seigneurs de Bourbon-l'Archambault ait été jaloux de sa femme; et il n'est pas non plus impossible qu'on se soit moqué de lui. D'autre part, je crois volontiers que l'idée d'un souterrain conduisant à une salle de bains devenue lieu de rendez-vous, s'était présentée à plusieurs avant que l'auteur de Flamenca en tirât parti 2, mais, en admettant même que les faits accessoires du roman puissent n'être point dépourvus de fondement, il restera encore une assez belle part à la fantaisie. Et d'abord, le procédé ingénieux que Guillaume imagine pour converser avec sa dame est une conception que je revendique pour notre romancier. Aussi loin que s'étendent mes informations, je ne vois point que personne s'en soit avisé avant lui, ni après. C'est que dans l'application ce procédé doit présenter de sérieuses difficultés, sans compter qu'il exige une patience dont les amants vulgaires sont peu capables.

A part cette conception hardie autant que neuve, le roman ne présente aucune situation qui soit particulièrement digne de remarque. Dès le moment où Guillaume et son amante ont trouvé moyen de se voir, l'action se traine, s'alanguit quelque temps, pour recommencer à

4 V. 1181-4,

2 Amaury-Duval a signalé le même moyen dans le Chevalier à la Trappe (Hist. litt. XIX, 788).

nouveau après le retour de Guillaume. C'est comme un second récit enté sur le premier, mais un récit qui n'a plus rien de dramatique, où tout est description, dans lequel rien ne marche à un dénouement. On ne sait comment l'histoire peut finir; mais à vrai dire, on s'en soucie peu ; car la curiosité est satisfaite alors que Guillaume a mené à bonne fin sa difficile entreprise.

D'ailleurs, c'est par les caractères que vaut Flamenca. Ils sont étudiés avec une extrême finesse, et certains d'entre eux peuvent passer pour d'excellents types. Mais, pour les apprécier, il faut se placer au point de vue de l'auteur, il faut se pénétrer des idées sous l'empire desquelles il écrivait; surtout il importe de se bien persuader qu'il n'a pas eu d'autre intention que celle de composer un ouvrage plaisant et délectable, non point une œuvre morale. Il est de ceux dont un pieux traducteur du roman ascétique de Barlaam et Josaphat a dit :

Pluseur ont sovent travaillé,

Le jor pensé, la nuit veillé

Por rimer et por chose dire

Dont il fasoient la gent rire.
Ne leur chaloit fust voir ou fable

Mais que à aus fust delitable 4.

Pour lui, la vertu la plus prisée est la libéralité, sans laquelle la vie élégante des cours perd tout son lustre, et le défaut le plus blàmable est la jalousie, ennemie naturelle des réunions brillantes et des tournois. Son héros, Guillaume de Nevers, est le modèle du gentilhomme

↑ Barlaam und Josaphat, Stuttgart, 1861, p. 336-7.

accompli, tel que pouvait le concevoir un troubadour. It est riche, et prodigue l'argent avec cette générosité irréfléchie dont les chroniques et les romans du temps nous offrent tant d'exemples. Il excelle dans tous les exercices du corps et de l'esprit: vainqueur dans les tournois et dans les guerres, il possède l'instruction suffisante pour remplir au besoin l'office de clerc. Aussi, est-il recherché de tous des hommes qui tiennent son amitié à grand honneur, des dames qu'il charme par son esprit 2, des jongleurs qu'il comble de présents 3. Entre lui et Archambaut, soupçonneux, grognon, bourru par système, la partie était trop inégale, et Flamenca mérite bien quelque indulgence.

Mais le contraste n'existe pas qu'entre Archambaut et Guillaume Archambaut est à lui seul toute une antithèse. Lui si grand, si noble, si généreux, éprouve une métamorphose subite à l'instant où la jalousie lui est entrée au cœur il se fait rébarbatif à plaisir, espérant ainsi inspirer à sa femme une crainte salutaire ; il ne voit personne et devient pour tous un objet de moquerie. Puis, comme par enchantement, sur la foi d'un serment fallacieux, le voilà qui dépouille la jalousie et redevient l'homme d'autrefois; comme dit le poète « il recouvre courtoisie » 5. Il mérite d'être l'ami de Guillaume et devient presque son émule, sans toutefois s'élever à sa hauteur, car notre

1 V. 6964.

2 V. 4690-3.

3 V, 1725 et suiv..

4 V. 1537-68.

5 V. 6775.

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