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Sur ces entrefaites, une tragédie domestique qui entraîna l'effroyable ruine des deux premières familles de Portugal, précipita, par contre-coup, la destruction des jésuites dans ce royaume, et en rendit les circonstances plus cruelles. Le roi Joseph Ier promenait le déshonneur dans les plus illustres maisons, par cette fureur de voluptés qu'il avait héritée de son père, mais que celui-ci avait du moins renfermée dans l'enceinte d'un couvent changé en harem. Dans la nuit du 3 septembre 1758, le roi, en allant voir secrètement la marquise de Tavora, nouvelle victime de ses séductions, fut atteint au bras de deux coups de feu. Trois mois s'écoulèrent: on croyait les recherches sur ce régicide infructueuses et abandonnées, quand, tout à coup, on arrêta tous les Tavora et les d'Aveiro, qui avaient partagé avec les Tavora les outrages du roi et avaient voulu partager la vengeance. Le 43 janvier 1759, sept membres ou alliés de ces deux maisons, y compris la belle-mère de la maîtresse du roi, condamnés par une commission extraordinaire où siégeait Pombal, périrent dans d'affreux tourments. Tous les jésuites, pendant ce temps, étaient gardés à vue dans leurs maisons; trois d'entre eux avaient été déclarés coupables, par les juges des d'Aveiro et des Tavora, d'avoir autorisé, comme confesseurs ou casuistes, le projet de régicide. Un bret fut demandé au nouveau pape Clément XIII (Rezzonico), pour autoriser leur dégradation et leur supplice. Clément XIII différant l'envoi du bref, le ministre fit saisir, embarquer pour les États romains, et jeter sur la plage de Civita-Vecchia tous les jésuites portugais, au nombre de plus de six cents (septembre 1759). Le pape, courroucé, fit brûler en place publique le manifeste de Pombal. Le ministre répondit en confisquant les biens de la Société,

et en rompant toutes relations diplomatiques avec Rome. Chose bien caractéristique, après de telles violences, Pombal n'osa pourtant déchirer les priviléges ecclésiastiques, et, au lieu de faire condamner, pour lèse-majesté, le principal des jésuites inculpés, Malagrida, il le fit déclarer hérétique par l'inquisition, et livrer comme tel au bras séculier. Malagrida monta sur le bûcher d'un autoda-fé (20 septembre 1761)! On laissa mourir en prison ses deux compagnons d'infortune.

Les actes extraordinaires de Pombal n'obtinrent point au dehors l'approbation que semblait promettre l'antipathie de l'opinion dominante contre les jésuites. Dans cette période du dix-huitième siècle, l'esprit d'humanité et de justice était plus fort qu'aucun esprit de parti. L'utilité du but ne parut pas justifier la barbarie et l'hypocrisie des moyens. Les philosophes ne virent là qu'une guerre civile entre le despotisme et l'inquisition, d'un côté, les jésuites, de l'autre ; Voltaire déclara hautement que, dans le procès de Malagrida, l'excès du ridicule était joint à l'excès d'horreur. Ce qu'il y eut de plus curieux, c'est que les Anglais, ces farouches ennemis du papisme, laissèrent percer un assez vif mécontentement de l'expulsion de la grande société papiste, avec laquelle ils faisaient une lucrative contrebande. Peut-être aussi leur politique se croyait-elle intéressée à ce qu'on laissât subsister un corps qui pouvait bien être une force pour le pape, mais qui était une cause d'affaiblissement pour les nations catholiques.

L'exemple donné par Pombal eut pourtant les mêmes résultats que si l'on eût approuvé la conduite de ce ministre. On répugnait à Pombal; mais on n'en reconnut pas moins avec joie qu'il était bien plus facile d'abattre

les jésuites qu'on n'eût pu l'imaginer. Un si petit État, et si superstitieux, l'ayant osé, comment la France ne l'oserait-elle pas? Ce à quoi personne ne pensait la veille, tout le monde y pense maintenant. L'attaque vient des deux côtés à la fois, de la favorite et du parlement le jansénisme et la corruption de cour contractent une bizarre alliance offensive. Nous avons dit plus haut comment madame de Pompadour, lorsqu'elle opéra l'évolution habile qui la transforma de maîtresse en amie et en conseillère du roi, essaya de se mettre en règle avec l'Église et de s'entendre avec les jésuites, et comment ceux-ci, engagés avec le parti du Dauphin, repoussèrent les avances de la favorite, qui dut accepter la guerre (1752-1757). C'était donc par rigorisme que la Société, tant blâmée pour ses maximes accommodantes, s'était mise cette fois en danger1.

Une action honorable l'avait engagée dans le péril: une action malhonnête l'y enfonça. Le père La Valette, supérieur général des jésuites dans les îles du Vent, avait fait de la maison de son ordre, à Saint-Pierre de la Martinique, un vaste établissement de banque et de commerce en correspondance avec les places les plus importantes de l'Europe; il monopolisait tout le mouvement commercial des Petites-Antilles françaises. Le gouvernement, à la sollicitation des colons, lui avait défendu, ainsi qu'à ses confrères, de s'occuper d'autre chose que du ministère ecclésiastique. Soutenu par ses supérieurs, il ne tenait compte de la défense. En 1755, le père La Valette ayant tiré de nombreuses lettres de change sur ses principaux correspondants, Lionci et Gouffre, chefs d'une maison de

1 Plus tard, cependant, les chefs de la Société, à Paris, essayèrent de revenir sur leurs pas, et firent faire quelques avances secrètes à madame de Pompadour; mais il était trop tard. Mém, de madame du Hausset, édit. Barrière, p. 103.

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commerce de Marseille, les marchandises qu'il envoyait en France afin de couvrir ces lettres de change furent piratées par les Anglais1: Lionci et Gouffre recoururent, pour leur remboursement, au père de Saci, procureurgénéral des missions de France, qui fournit d'abord quelques fonds, mais qui ne se crut pas autorisé aux mesures nécessaires pour faire face à tout, sans en référer à ses supérieurs. Le généralat de la compagnie était alors vacant il y eut d'inévitables délais; les échéances, cependant, se précipitaient; les Lionci déposèrent leur bilan (février 1756). Le nouveau général Ricci, d'abord décidé à payer et à faire continuer le commerce, voyant l'éclat fait et d'autres réclamations analogues en train de se produire sur diverses places, changea de résolution, et ordonna de cesser les remboursements, et de désavouer La Valette. Le syndic de la faillite Lionci ayant actionné devant les juges-consuls de Marseille les pères La Valette et de Saci, La Valette fit défaut; de Saci déclina la responsabilité des opérations de son subordonné. La Valette fut condamné à payer plus de 1,500,000 fr. aux ayants droit des Lionci; il y eut ajournement en ce qui regardait de Saci (novembre 1759).

Juges et créanciers s'étaient entendus pour donner tout le temps de la réflexion aux jésuites; mais le général Ricci était habitué aux mœurs de Rome, où les

jésuites

Une autre ressource manqua également à La Valette : il avait annoncé l'envoi en France des reliques de saints personnages de son ordre, martyrisés autrefois par les sauvages: les prétendues reliques étaient des lingots d'or. Les caisses arrivèrent au couvent des jésuites de Bordeaux; elles ne contenaient, au lieu de lingots et de reliques, que des os d'animaux : le capitaine du navire les avait ouvertes. Les jésuites ne purent réclamer: le connaissement du navire ne signalait que des ossements. (Desalles, Hist. des Antilles, t. V, p. 432.) -- C'est le livre qui expose le mieux l'affaire de La Valette.

étaient au-dessus des lois, et où l'opinion était sans force. Il garda le silence. La Valette fit banqueroute de plus de trois millions. Les Lionci, n'ayant plus rien à ménager, actionnèrent le corps entier des jésuites de France comme solidaire. Les consuls prononcèrent conformément aux conclusions des demandeurs (29 mai 1760).

Le contre-coup de cette affaire se fit bientôt sentir au loin. Le comptoir que les jésuites avaient à Gênes fut fermé par le gouvernement génois: Venise défendit aux jésuites vénitiens de recevoir dorénavant des novices. En France, le lieutenant-général de police, Ségur, leur interdit le débit des marchandises pharmaceutiques; l'énorme magasin d'apothicairerie qu'ils avaient à Lyon fut supprimé.

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Ils avaient fait défaut et mis opposition à la sentence des consuls. Il leur restait une dernière chance. Les cès des réguliers étaient attribués par privilége au grand conseil, tribunal d'exception, favorable aux gens d'Église, et qui eût sans doute cherché à les éclairer sur leurs vrais intérêts et à les faire payer à l'amiable. Un père Frey, jésuite de Paris, qui passait pour fin politique, les décida à ne pas user de ce privilége, et à porter l'affaire à la grand'chambre du parlement de Paris! Leur triomphe, assuré, suivant lui, n'en serait que plus éclatant devant un pareil tribunal! L'esprit de vertige s'était emparé de cette corporation si renommée pour sa prudence mondaine. Elle remettait entre les mains de ses plus grands ennemis une cause que les juges les plus bienveillants n'eussent pu lui faire gagner sans forfaire à toute justice!

Les chefs de la Société, à Paris, comptaient sans doute en ce moment sur le succès d'une cabale ourdie à la cour pour abattre Choiseul et livrer le pouvoir à la coterie du

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