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LA FRANCE SOUS LOUIS XVI.

(1774-1789.)

CHAPITRE Ir.

MINISTÈRE DE TURGOT.

Louis XVI et sa famille. Maurepas appelé au pouvoir. Chute du triumvirat. TURGOT contrôleur général. Ses plans de réforme : la Grande municipalité du royaume, etc. - Rétablissement des parlements. — Réformes économiques. Liberté du commerce des grains. Attaque de Necker contre les plans de Turgot. Coalition des privilégiés contre Turgot. Les philosophes divisés sur la question économique. Combats de Voltaire en faveur de Turgot. Guerre des farines. La sédition fomentée par les privilégiés est comprimée. Célèbres remontrances de la cour des aides contre le système fiscal. Malesherbes, leur auteur, appelé au ministère. Nombreuses améliorations économiques. Réformes militaires du comte de Saint-Germain. Abolition de la corvée. Suppression des jurandes et maîtrises: établissement de la liberté du commerce et de l'industrie. Résistance du parlement et attaques violentes contre Turgot. Lit de justice.—Liberté du commerce des vins. Les princes, Maurepas, la cour et le parlement s'unissent contre Turgot. Chute de Turgot et de Malesherbes.

(1774-1776.)

Le règne infortuné de celui qui devait être le dernier roi de l'ancienne France s'était ouvert aux acclamations unanimes de la capitale et du royaume. La France n'éprouvait que la joie d'être délivrée de l'immonde vieillard

qui avait fait si longtemps la honte de la nation. On connaissait peu le nouveau roi, qui avait vécu jusque-là fort à l'écart, comme avant lui, son père; mais on disait qu'il ne ressemblait en rien à son aïeul; cela suffisait au peuple.

Les sentiments de la cour étaient moins décidés. Les courtisans se sentaient dans les mains d'un jeune homme de vingt ans, qui ne manifestait aucun des goûts de son âge ni de son rang, et qui semblait ne leur offrir aucune prise. Un roi sans vices et sans passions était pour eux une énigme inquiétante. Ceux mêmes des gens de cour qui se réjouissaient de voir finir l'ignoble domination du parti Du Barri craignaient que Versailles ne passât d'un extrême à l'autre. Un mot de Louis XVI, encore Dauphin, avait jeté une sorte de panique parmi les courtisans. Tandis qu'à Paris, par une sanglante épigramme contre son aïeul, on le surnommait Louis-le-Désiré, des seigneurs de la cour lui ayant un jour demandé quel surnom il préférerait : « Je veux, répondit-il, qu'on m'appelle Louisle Sévère1. >> On redoutait donc à Versailles un règne dur et sombre. L'expression de brusquerie et de mauvaise bumeur qui était assez habituelle au jeune monarque fortifiait ces appréhensions. L'éducation qu'il avait reçue de son gouverneur La Vauguyon avait augmenté sa sauvagerie naturelle, dont la cause n'était point dureté, comme on le supposait, mais timidité et répugnance pour les mœurs dont il était témoin. Qui eût examiné plus attentivement cette physionomie, d'où avait disparu la majesté mêlée d'élégance, le grand air bourbonnien conservé par Louis XV jusque dans sa dégradation, y eût reconnu, sous une expression vulgaire, un fond de bonté et surtout de

1 Droz, Hist. du règne de Louis XVI, t. Ier, p. 118.

grande honnêteté. Ce n'étaient pas les traits qui étaient vulgaires, mais le port, le geste, l'obésité précoce, le maintien gauche et disgracieux, la parole hésitante et embarrassée. Il n'était à son aise qu'au milieu de ses livres, car il était instruit et il aimait fort les sciences naturelles, mais surtout dans son atelier de serrurerie; s'il avait une passion, c'était le travail manuel; il suivait les préceptes de l'Émile par goût et non par système : la nature l'avait destiné à être un habile et probe artisan; les lois humaines en avaient fait le chef d'un empire pour son malheur et pour celui de son peuple.

La rudesse de ses manières et ses dispositions chagrines devaient s'adoucir lorsqu'il connaîtrait les affections de famille, si puissantes sur les natures simples; mais à cette époque les satisfactions de la vie privée lui étaient encore inconnues: il subsistait entre lui et sa jeune femme comme une glace que rien n'avait pu fondre. La Vauguyon, par haine contre Choiseul, supposé beaucoup plus Autrichien qu'il ne l'était en réalité, avait suggéré au Dauphin des préventions tenaces contre la fille de Marie-Thérèse, instrument par lequel son ambitieuse mère prétendait, disait-on, gouverner la France. Il y avait plus: c'est que Louis XVI n'était pas jusque-là véritablement l'époux de Marie-Antoinette. Une infirmité secrète, un vice de conformation dont l'art des médecins parvint à triompher un peu plus tard, lui faisait désespérer d'avoir jamais des héritiers 1

Le vrai caractère de Louis XVI, ignoré à son avénement, méconnu plus tard par d'autres causes, apparaît dans deux documents vraiment précieux, et qui produisent des im

1 Droz, Hist. du règne de Louis XVI, t. fer, p. 122. Il y a de fréquentes allusions à cette circonstance dans les Mémoires secrets, dits de Bachaumont.

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pressions bien différentes. L'un est le Journal écrit de sa main pendant son règne'; l'autre, rédigé par lui avant son avénement, est intitulé: Mes réflexions sur mes entretiens avec M. le duc de La Vauguyon. Le Journal est d'une incroyable monotonie: la chasse, les repas et la messe envahissent toutes les pages: « J'ai manqué deux chasses. — J'ai mal digéré. » — Il ne trouve guère d'autres événements à consigner dans ces formidables journées qui décidèrent de son sort et de celui de la France! il inscrit dans ses comptes des dépenses de quatre sous! On ne rencontre là qu'innocence et pauvreté d'esprit. Les Réflexions sont tout autre chose. Dans ce travail, très-médité, le sens droit, mais un peu banal de Louis, atteint parfois beaucoup plus haut qu'on ne pourrait s'y attendre: il y a quelquefois de l'élévation, toujours de la sensibilité. C'est comme un reflet du duc de Bourgogne qui arrive à Louis XVI par le feu Dauphin son père. Quant aux principes, c'est l'absolutisme tempéré par le sentiment chrétien. Le roi est le pouvoir unique. La législation est à lui seul. Il a le droit de mettre des impôts pour les nécessités de l'État (sans consulter ses sujets), mais le devoir de l'économie. Quelques maximes de Rousseau et des économistes se glissent à travers ces données du passé. Par exemple, le souverain ne doit légiférer que par des actes généraux. Il y a de longues considérations sur la connaissance des hommes, sur la fermeté et l'irrésolution : « Je suis content, dit-il, de ce que je trouve dans mon cœur (sur la fermeté)!... » Il s'efforce ainsi de se rassurer sur lui-même, et de s'affermir d'avance. Le sort de Charles Ir le préocupe déjà: ce nom exerce sur lui une sorte de fas

'Publié par extraits dans le t. V de la Revue Rétrospective.

2 Paris, 1851, in-8°.

cination lointaine! Ce petit livre serre le cœur. Le Journal n'obtiendrait qu'une dédaigneuse compassion; c'est l'homme dans la trivialité des routines quotidiennes où il s'absorbe; mais les Réflexions inspirent une estime et une sympathie douloureuses; c'est l'homme replié dans sa conscience et s'élevant au-dessus de sa nature par la force du sentiment moral et religieux.

Louis XVI est tout le contraire de ce qu'il voudrait être, c'est-à-dire l'indécision même. Plus tard, les variations de la faiblesse passeront chez lui pour les combinaisons de la fausseté et le jetteront à l'échafaud! Comme Louis XV, il voit bien et agit mal; il a le jugement droit, et il n'en tire aucun parti pour l'action, non par insouciance égoïste comme son aïeul, mais par défiance de lui-même, par défaut de volonté et d'esprit de suite. Nature vouée au malheur, victime sans défense, destinée, comme les hosties des religions antiques, à expier les erreurs et les crimes d'autrui, ce sont là les plus durs mystères de l'histoire et de la Providence. Qu'avait-il fait pour naître roi?

Louis offre le plus parfait contraste avec ses proches aussi bien qu'avec la cour. La nouvelle reine ne tient pas plus de sa mère, Marie-Thérèse, qu'elle ne ressemble à son époux. Vive, impétueuse, toute spontanée, violente et généreuse, également emportée dans ses affections et dans ses antipathies, se gouvernant en toute chose par sentiment et non par réflexion, réagissant d'instinct contre ce convenu qui est la loi suprême chez sa mère, à plus forte raison contre cette insupportable étiquette du dix-septième siècle qui a survécu en France, sous Louis XV, à la dignité et à l'élégance des mœurs, et qu'on a vue disparaître à Vienne depuis l'avénement de la maison de Lorraine, Marie-Antoinette a tout le mouvement, toute l'initiative qui

T. XIX.

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