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fortifier Dunkerque et de rétablir le port. L'affront des vieux jours de Louis-le-Grand est du moins effacé par la France rajeunie.

Les deux couronnes conviennent de conclure un traité de commerce avant le 1er janvier 1786'.

L'Angleterre cède Minorque et les deux Florides à l'Espagne. L'Espagne rend les îles de Bahama.

La Hollande cède Negapatnam, et promet de ne pas gêner la navigation anglaise dans les mers orientales (mers des îles à épices), si longtemps monopolisées par les Hollandais *.

Malgré tout ce qu'on pouvait dire sur cette paix, qui ne réparait pas suffisamment les calamités de 1763, la France avait accompli une bien grande œuvre : la philosophie du dix-huitième siècle avait eu sa croisade, plus heureuse que celles du moyen âge. Il en sortait un phénomène nouveau dans le monde politique. Jusqu'ici l'on n'avait guère vu extirper radicalement l'aristocratie que par le despotisme : l'aristocratie, c'est-à-dire la liberté de quelques-uns, se perdait dans l'égalité de la servitude. Quand cette liberté partielle, disons-le en passant, disparaît de telle sorte que la liberté ne soit plus nulle part, nous ne voyons pas ce qu'y gagne la dignité ni le progrès du genre humain. L'Amérique donnait le premier grand exemple contraire l'exemple de la liberté dans l'égalité, de la vraie démocratie succédant à la liberté aristocratique; première et triomphante application de la théorie du droit selon le dix-huitième siècle. Ailleurs, sur un sol moins préparé

Tous les exemplaires du traité furent rédigés en français, « sans tirer à constquence. »

* V. les traités dans l'Hist. des troubles de l'Amérique anglaise, par Soulès, t. IV, pièces.

Τ. ΧΙΧ.

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et formé d'éléments plus complexes, cette théorie, rapportée d'Amérique aux lieux de son origine par nos chevaliers de la liberté, exigera de bien plus terribles efforts et n'obtiendra que des succès bien plus disputés et plus douloureux dans son œuvre dix fois renversée et dix fois recommencée !...

La France avait accompli les devoirs de sa mission providentielle ses intérêts moraux, les intérêts de sa gloire et de ses idées étaient satisfaits. Les intérêts de sa puissance matérielle avaient été mal défendus par son gouvernement; le seul avantage solide qu'elle eût obtenu, c'était d'avoir ôté aux Anglais Minorque, ce frein de Toulon, bien plus dangereux pour nous dans leurs mains que Gibraltar. La raison sérieuse alléguée par Vergennes pour hâter la paix avait été l'état des finances. Dès le 27 septembre 1780, il écrivait au roi que « la situation... alarmante semblait ne laisser de ressource que la paix la plus prompte. >> Necker avait relevé encore une fois le crédit public au commencement de 1781, par un coup d'éclat dont nous reparlerons, et il eût encore trouvé les moyens de soutenir la campagne de 1783; mais la funeste cabale qui avait renversé Turgot n'avait pas tardé d'abattre Necker à son tour, et Vergennes avait été un des membres les plus actifs de cette cabale. La rechute des finances était donc sa condamnation. << Les dépenses, disait-il au roi, sont un abîme qu'on ne peut sonder1. »

1 Flassan, t. VII, p. 361.-L'Angleterre était, de son côté, dans une extrême détresse : sa dette annuelle avait monté de quatre millions et demi sterling à neuf et demi; l'impôt foncier et les autres impôts étaient énormes. — L'Angleterre avait perdu, depuis le commencement de la guerre, seize vaisseaux de cinquante à cent dix canons, et quarante-neuf frégates ou corvettes de vingt à quarante canons; France, dix-neuf vaisseaux et vingt-neuf frégates et corvettes. V. la liste dans l'Hist.

la

C'est dans cet abîme, en effet, que va s'engloutir la monarchie, pour n'avoir pas su le combler à temps en y jetant les priviléges.

La guerre d'Amérique a tout à la fois ajourné et préparé la Révolution; elle a donné momentanément un dérivatif extérieur aux sentiments les plus énergiques de la France; mais ces sentiments nous reviennent, précisés, fortifiés par l'aspect des faits plus puissants que les livres et que les théories, en même temps que les grandes charges de la guerre, alourdissant le char de l'État, que n'allége point par compensation une réforme radicale, accélèrent l'impulsion qui le précipite sur la pente fatale.

de Suffren, par Ch. Cunat, pièces justific., no 52.-La guerre avait coûté à la France plus d'un milliard deux cent millions; à l'Angleterre, plus du double.

'La présence de Franklin à Paris, personnifiant la République sous une forme si respectable, exerça une grande influence morale. Nos philosophes, en discutant avec lui dans Paris la constitution américaine, se préparaient à discuter les lois futures de la Révolution française. Un publiciste royaliste, Mallet-Dupan, nous a conservé un grand mot que Franklin, dit-il, répéta plus d'une fois à ses élèves de Paris. « Celui qui transporterait dans l'état politique les principes du christianisme primitif changerait la face du monde. »

CHAPITRE III.

État financier de la France sous Necker et ses successeurs, jusqu'en 1783. — Tableau des mœurs, des idées, des lettres et des sciences après la guerre d'Amérique. — MIRABEAU.

(1778-1789.)

Il a été nécessaire d'ajourner l'exposé des opérations intérieures de Necker, pour ne pas interrompre le récit des événements militaires. Il faut maintenant résumer ces opérations pour arriver à présenter sous ses divers aspects la situation de la France après la paix de 1783.

Depuis son entrée aux finances jusqu'à l'ouverture des hostilités contre l'Angleterre, nous avons vu Necker travailler à ramener l'ordre dans la comptabilité, à préparer la réforme des sinécures et des gaspillages de la maison du roi, la réforme de la perception des impôts, la réforme des hôpitaux. Une fois la guerre engagée, son premier devoir et sa plus vive préoccupation dut être de suffire aux frais de la guerre. Il le fit par l'emprunt, sans impôts nouveaux, et sans donner aux prêteurs d'autre gage, d'autre assignation, que la promesse de réduire les dépenses pour dégager une partie du revenu. Quoi qu'en aient dit ses adversaires', il fit ce qu'il y avait de mieux à

1 Le plus violent fut Mirabeau. — V. son pamphlet de 1787 : Lettre sur l'admi

nistration de M. Necker.

faire'; car l'impôt, même écrasant, même exagéré jusqu'à l'impossible, ne lui eût pas donné ce que lui donna l'emprunt; et, si le système des emprunts est détestable en temps ordinaire, la France se trouvait, assurément dans une de ces crises où il est légitime de grever l'avenir. Necker emprunta, en pleine guerre, à des conditions que d'autres ministres, Turgot excepté, eussent à peine obtenues pendant la paix 3.

Il n'en poursuivit pas moins les réformes intérieures, autant que la situation le lui permit. S'il fit peu de grandes choses, si rien ne décela en lui de vastes plans comme ceux de Turgot, on doit reconnaître du moins que toutes les modifications qu'il apporta au régime des finances furent bien conçues. Il avait commencé et il acheva de centraliser la comptabilité au trésor royal, de manière que

le

gouvernement pût se rendre compte annuellement de ses recettes et de ses dépenses, ce qui était devenu depuis longtemps impossible, une très-grande partie des dépenses, assignées sur diverses caisses, n'étant pas consignées sur les registres du garde du trésor. Il fit dresser le tableau général des pensions : cette simple mesure, en révélant au roi des cumuls et des abus de tout genre dissimulés par la confusion financière, le mettait en demeure d'autoriser une réforme que Necker n'osa pourtant demander immédiatement. Necker reprit par en haut la réduction des offices de finances que Turgot avait entamée

1 Au point de vue financier; car il y a une réserve à faire au point de vue moral, quant au mode employé dans la plupart de ses emprunts: les loteries et les rentes viagères.

Il y eut toutefois des exceptions. Necker se trompa, ou fut trompé dans quelques-unes de ses combinaisons viagères et tontinières par ses anciens confrères les banquiers génevois, qui, du reste, lui procurèrent de très-grandes sommes, jusqu'à 100 millions, dit-on.

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