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La prospérité de Saint-Domingue, de la Guadeloupe, de la Martinique, des îles de France et de Bourbon, qui s'étaient relevées aussitôt après la paix et dont les riches denrées coloniales allaient toujours se multipliant, fit oublier trop facilement à la France ce lugubre épisode de la Guyane, cette terre aux tragiques destinées. Le progrès des Antilles françaises ne fut point arrêté par quelques troubles qu'occasionnèrent dans ces îles l'établissement de la milice et deux causes plus générales, les tendances arbitraires des gouverneurs et l'esprit mal endurant des créoles.

A l'intérieur de la France, l'agriculture s'améliorait en dépit des entraves fiscales et autres : les pays d'élections, plus opprimés par le fisc que les pays d'États, étaient précisément ceux où le progrès se manifestait par la supériorité du système de fermage adopté dans le Nord sur le système de métayage, conservé dans le Midi. Depuis que les économistes avaient mis le labourage à la mode, que les sociétés agronomiques se formaient de toutes parts, l'exemple et les secours des grands propriétaires, qui se tournaient de nouveau vers le sol, encourageaient les fermiers, et la liberté du commerce des grains leur inspirait une ardeur toute nouvelle, signalée par l'exhaussement général des baux. Le pauvre paysan se ressentait des ménagements qu'on avait pour le fermier aisé. La population croissait, quoique lentement et faiblement : trop de causes sociales entravaient son essor! En 1767, le savant et laborieux abbé Expilli, aussi bien renseigné qu'on pouvait l'être avec les ressources statistiques imparfaites de ce temps, l'évaluait à 22 millions d'âmes (il ne donnait que six cent mille habitants à Paris); deux autres statisticiens, Messance et la Michaudière, l'estimaient à 22 millions et demi. Elle de

vait s'accroître encore de trois, peut-être de quatre millions d'âmes jusqu'à la Révolution, grâce aux améliorations dues à l'esprit du siècle'.

La paix intérieure, cependant, n'avait pas été de longue durée, ou, plutôt, elle n'avait jamais été complétement rétablie. Il régnait en Bretagne, depuis plusieurs années, une agitation qui finit par ne plus se contenir dans les limites de cette province, et par gagner tout le royaume. Cette agitation avait deux causes : l'affaire des jésuites, et la violation des vieilles libertés bretonnes, qui, tant de fois faussées et comprimées, étaient toujours revendiquées avec une opiniâtre constance. Quant aux jésuites, c'était le pays où ils avaient reçu les plus terribles coups, mais aussi celui où ils avaient les partisans les plus obstinés et les plus remuants. Le gouverneur d'Aiguillon, courtisan noir et profond, qui tenait à la fois aux corrompus et aux dévots de la cour, et qui était tout ensemble le digne neveu de Richelieu et le protégé du Dauphin, s'était trouvé engagé dans les intérêts des jésuites, pour plaire au prince son patron. Avant que la question fût définitivement tranchée, il avait done organisé, dans les États Provinciaux mêmes, une opposition contre le parlement où dominait La Chalotais; mais il poursuivait un double but inconci- . liable: dominer l'opinion de la Bretagne, et lui arracher ses priviléges. Les États, où il avait d'abord exercé une influence prépondérante, grâce à l'usage récemment introduit d'astreindre les villes à l'agrément des commis

1 Lavoisier et Lagrange évaluent la population, de 1789 à 1791, à vingt-cinq milions d'âmes; Dupont de Nemours, en 1791, à vingt-sept millions. Parmi les améiorations pratiques, dues aux philosophes, il faut citer la translation des cimetières hors des villes. L'arrêt du parlement de Paris à ce sujet est de mars 1765.

Il avait débuté dans sa carrière de courtisan par sacrifier au roi sa maîtresse, madame de La Tournelle, depuis duchesse de Châteauroux.

saires royaux pour le choix de leurs députés, les États se retournèrent bientôt contre lui avec violence, et s'unirent au parlement. Un ordre du conseil, du 12 octobre 1762, ayant porté de nouvelles et profondes atteintes aux constitutions de la Bretagne, l'hostilité devint presque unanime. Le parlement de Rennes, de concert avec les États, adressa au roi, en juin et novembre 1764, des remontrances trèsfortement motivées contre l'administration du duc d'Aiguillon et contre les mesures que ce gouverneur avait suggérées au conseil d'État. Immixtion illégale des commissaires royaux dans les élections municipales et provinciales et dans le choix des répartiteurs et collecteurs provinciaux, perception arbitraire d'impôts non votés par les États et non enregistrés au parlement, dilapidations, constructions fastueuses entreprises dans les villes aux dépens de la province endettée, pendant que les campagnes sont écrasées sous le poids des corvées et qu'on viole, à cet égard, tous les engagements pris entre les États et les commissaires royaux: tels sont les principaux griefs articulés. Le fonds de toutes ces remontrances, de quelque part qu'elles viennent, est invariablement le même ; c'est le réveil de ce sentiment de justice qui ne veut pas qu'un peuple soit soumis à des charges qu'il n'a point librement consenties. Le droit philosophique réveille ici le droit traditionnel.

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Choiseul n'aimait pas d'Aiguillon, qu'il regardait comme un aspirant au ministère : il l'eût volontiers sacrifié; mais Choiseul n'était pas tout-puissant, et d'Aiguillon était for

• «Un malheureux corvoyeur, qui paie quarante sous de capitation, et qui n'a pour vivre que ce qu'il peut gagner dans la journée, sera tenu d'entretenir environ six toises de chemin, entretien évalué à neuf livres chaque année. » De plus, on le transportait d'une route sur une autre, loin de chez lui, etc. - Merc. historiq., t. CLVII, p. 632-647.

lement appuyé. Ce n'était pas le Dauphin qui pouvait grand'chose pour lui; mais les familiers du roi représentaient à Louis la cause de d'Aiguillon comme étant celle de l'autorité royale. Les Bretons n'obtinrent rien. Le parlement de Rennes suspendit son service. Le roi le manda en corps à Versailles, et lui signifia de reprendre préalablement ses fonctions avant qu'il fût répondu à ses remontrances. Le parlement de Rennes démissionna en grande majorité (mai 1765).

Le parlement de Pau en fit autant, le même mois, par suite de querelles avec son premier président, livré à la cour. Un président et trois conseillers furent arrêtés à Pau. La magistrature entière s'émut: les cours supérieures protestèrent à l'envi. Pendant ce temps, le parlement de Paris s'engageait dans une querelle avec le clergé, qui, dans son assemblée périodique, venait de manifester ses regrets de l'expulsion des jésuites, et de transgresser la loi du silence en revenant sur l'éternelle question de la bulle Unigenitus. Le parlement cassa les actes de l'assemblée du clergé de 1765, et même, rétrospectivement, les actes de 1760 et 1762, comme contraires aux lois du royaume, qui interdisaient à ces assemblées de s'occuper, sans la permission du roi, d'autre chose que des intérêts économiques du clergé. Le conseil cassa l'arrêt du parlement le clergé avait accordé 12 millions de don gratuit au roi. Les actes de l'assemblée du clergé furent envoyés dans tous les couvents d'hommes et de femmes, pour les faire souscrire. Le conseil finit par renouveler la loi du silence, et par évoquer au roi tout ce qui regardait les actes des assemblées du clergé.

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La fermentation continuait en Bretagne, où le débat était devenu une sorte de duel entre La Chalotais et d'Ai

T. XIX.

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guillon, l'un représentant le despotisme et le jésuitisme, l'autre, l'esprit philosophique et l'esprit parlementaire accidentellement coalisés. La Chalotais était venu plusieurs fois à Versailles pour tâcher d'abattre son ennemi; celuici, ou ses adhérents, ne se contentèrent pas d'avoir résisté avec succès auprès du roi, et s'efforcèrent de perdre l'énergique procureur général. Des pamphlets, des satires, des écrits à la main, symptômes ordinaires des moments agités, dans les pays où la presse n'est pas libre, circulaient en Bretagne, et de Bretagne à Versailles : deux lettres anonymes, écrites dans les termes les moins respectueux, furent adressées au roi en personne. Colère de Louis XV. Trouble dans le cabinet. Les lettres sont remises au comte de Saint-Florentin pour en rechercher l'auteur. Saint-Florentin était ce médiocre et méprisable secrétaire d'Etat tapi, depuis quarante ans, dans le coin du ministère où s'expédiaient les lettres de cachet et les ordres de persécution contre les protestants. Il était, comme Richelieu, l'oncle de d'Aiguillon. Quelques jours après, Saint-Florentin déclare au roi qu'un jeune maître des requêtes, M. de Calonne, a reconnu l'écriture de La Chalotais. Louis XV prend feu, sans réfléchir à quel point il est invraisemblable qu'un procureur-général, en correspondance avec la chancellerie, avec les ministres, avee tout ce qu'il y a de considérable à Versailles et à Paris, ait écrit des lettres anonymes au roi sans déguiser son écriture. On veut établir, à l'Arsenal, une commission extraordinaire pour juger le coupable et ses complices, car les lettres anonymes ne sont déjà plus qu'un incident d'un vaste complot contre l'autorité royale: on recule toutefois devant le parlement de Paris; la commission est nommée et dissoute dans les vingt-quatre heures, et la Tour

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