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qu'on y logeait en garni. Au reste, ni concierge, ni bureau de location; mais un couloir ouvert à tout passant, et, au bout de ce défilé, le roidillon, l'escarpement poudreux de l'escalier. L'homme à la besace monta, pour s'arrêter enfin sur le palier du dernier étage. Une porte était entre-bâillée : il entra.

Il se trouvait maintenant dans une chambre à mansarde, meublée d'un bric-à-brac d'hôtellerie le lit d'acajou à rideaux jaunes, la bergère en velours d'Utrecht à têtes de cygne, les chaises de crin gaufré à dossier grec, toutes les horreurs du bas style et de la camelote Directoire. Une armoire, fermée en ce moment, garnissait un des côtés de la muraille, et, sur le panneau lui faisant face, pendait une panoplie d'armes diverses, épées, sabres, pistolets, ainsi qu'un râtelier garni de pipes. Malgré les tiédeurs printanières de la saison, du feu flambait dans la cheminée où des papiers et des lettres achevaient de se réduire en cendres... Un homme vêtu de l'uniforme militaire se tenait assis dans le fauteuil. Bizarre et amusant personnage! De haute et forte taille, avec ses épaules carrées, sa figure à la fois vulgaire, énergique et joviale, son nez trop court, sa bouche trop largement fendue, son teint rougeaud et bourgeonné, son front bombant et découvert, il n'avait rien d'un Adonis de garnison, d'un officier « belle-cuisse. » Sa dégaine était celle d'un tambour-major; sa trogne, d'un vieux brave qu'aurait brûlée le soleil des grands chemins, enluminée aussi les «< schnicks » de la cantine. Pas de moustaches à la hussarde, mais des favoris, de superbes «< nageoires » qui lui balafraient les pommettes; bref, un visage à l'ordonnance, la coupe de barbe du fantassin. Nippé d'une capote bleue, coiffé du bonnet de police, il portait la petite tenue d'officier d'infanterie, et son unique épaulette, placée à droite, indiquait un simple sous-lieutenant. Pourtant, cet homme n'était plus jeune, car ses cheveux châtains éclaircis déjà et déjà grisonnans dénonçaient les approches de la cinquantaine. Il devait être un de ces « durs à cuire, » de ces « brisquards, » qui, vieillis sans aucun avancement, grognaient et clabaudaient, dans la 82° demi-brigade.

A l'entrée du jeune garçon, il se leva. Celui-ci laissa tomber sa panetière, puis commença de raconter sa visite à Chausseblanche : « L'imprimeur enverrait bientôt d'autres papiers, mais il réclamait de l'argent. » Grand et replet, très brun avec une face basanée, des yeux marrons clignotant de sournoise

bêtise, des favoris et une coiffure « à la Titus, » le messager n'était pas un Breton. Il traînait et chantonnait ses mots, tel qu'un Champenois de la Haute-Marne, un indigène du Bassigny. Mais son bagou était familier, et sa plaisanterie, faubourienne: le gaillard avait dû habiter Paris... L'officier ouvrit le sac, en vérifia le contenu, puis, allumant une chandelle, cacheta l'ouverture de la besace:

- A présent, mon garçon, tu vas reprendre ton ballot et descendre dans la rue. Devant la maison, tu trouveras une voiture; tu y déposeras ce paquet, puis tu pourras aller où tu voudras... Je te donne congé jusqu'à lundi.

L'autre le regarda, étonné.

Oui, je m'absente pour quatre jours je vais à la campagne... Ne viens donc pas ici, durant ce temps; tu n'y trouverais personne. Mais, lundi matin, tu me réveilleras avant la diane, au jour levant : j'aurai besoin de toi.

Le brosseur écoutait, ahuri : jamais encore son officier n'avait prolongé si longtemps une absence. « Du mystère !... » Il reprit son fardeau et regagna la rue. Une charrette attendait; il y jeta la besace, tout en examinant le voiturier. Cet homme était vêtu d'une capote grise, à grand collet, la tenue des convoyeurs de l'armée; il portait des moustaches et ressemblait à un sapeur... Le curieux Champenois nota ces importans détails.

Le lundi, de très bon matin, le domestique, obéissant à la consigne, vint réveiller son maître. L'aube épandait à peine ses premières blancheurs, et l'officier paressait encore sous la couverture il s'habilla prestement. Mais, tout en astiquant, frottant, fourbissant, le cadet du Bassigny s'ébahissait... Cette chambre, qu'il avait laissée, le jeudi soir, si bien rangée, se trouvait aujourd'hui dans un complet désordre. Au long des murs, plusieurs paniers, des gresles, étaient amoncelés sur le carreau de la pièce. Déjà recouverts de paille, ficelés et cachetés, ils portaient leurs étiquettes d'envoi. Dans l'armoire, laissée ouverte, le brosseur aperçut aussi un monceau de lettres, d'apparence bizarre, aux enveloppes rouges ou bleues, et telles << qu'un galant en adresse à son amoureuse... » Tiens, tiens, qu'était cela?... Des poulets doux? Farceur de lieutenant!... Mais non, ce devait être de la poésie, des chansons que leur auteur destinait à des camarades. Car il commettait des chansons.

libertines, le sous-lieutenant à cheveux gris, des couplets contre les curés, des madrigaux à la «< grivoise, » qui mettaient en gaîté la 82o même notre Champenois savait par cœur les plus salées de ces bouffonneries. Et, tandis qu'il nettoyait habits et capotes, le matois compère en palpait délicatement les poches : c'était, -son dossier nous l'apprend, une façon de jocrisse, mais. rusé, menteur, très facétieux et connaissant des tours variés de maître-gonin... Soudain, il sentit entre ses doigts l'objet tant convoité, l'un de ces papiers aux couleurs de printemps : «< Fort bien! >> Tout à l'heure, après le départ de l'épaulette, il déroberait la calotine, en ferait une copie, et pourrait se divertir, en la fredonnant.

- Prends-moi ce panier, lui commanda son maître, et va le porter aux Messageries. Dépêche-toi : il faut qu'il parte, ce matin même. J'ai mis l'adresse : « Le capitaine Auguste Rapatel, rue de la Michodière, no 9, à Paris... Envoi d'habits et de linge... » A propos! Si les employés te demandent le nom de l'expéditeur, tu leur diras le tien : Jourdeuil, « le citoyen Jourdeuil... » Est-ce entendu?... Oui... Tu réclameras un reçu.

Jourdeuil souleva la gresle, en regarda l'étiquette et se mit à sourire. Il connaissait bien l'écriture de son officier: une superbe calligraphie, ferme et droite, moulée à la française. Or, l'adresse du capitaine Rapatel avait été tracée par une autre main, la main d'une femme... « Des manigances!

>>

Une demi-heure plus tard, le jeune gars était de retour... Dans la chambre, l'armoire avait été refermée, et le faiseur de poésies se promenait avec agitation.

-Ah! mon lieutenant, quelle cohue, à ces diligences!... Un public impatient et des employés ahuris... Enfin, voici le

reçu.

L'officier le prit et l'examina: il portait bien le nom du «< citoyen Jourdeuil. »

Parfait !... Es-tu connu dans ce pays?

Très peu je n'y fréquente personne. Du reste, vous le savez, je pars dans douze jours.

Le sous-lieutenant, si énervé tout à l'heure, parut se calmer, et, gratifiant d'un écu le blaisot de Champagne :

-Maintenant, comprends-moi bien. Je vais t'envoyer souvent aux Messageries. N'y prononce pas mon nom... Après-demain, si l'on t'interroge, tu t'appelleras le « citoyen Thomas. >>

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Il importait beaucoup, cependant, car l'innocent Thomas allait courir le risque d'être coffré à Pélagie.

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La diligence qui faisait le service des transports, de Rennes à Paris, ne partait que cinq fois par décade, les «< jours pairs » de chaque mois. D'ordinaire, c'était, ces matins-là, un amusant désordre dans les bureaux: colères de voyageurs exigeant de meilleures places, supplications d'expéditeurs en retard, impertinences des commis excédés. Le sous-lieutenant, envoyeur de choses clandestines, avait donc supposé qu'en une telle confusion son domestique passerait inaperçu. Bien raisonné, vraiment : aucun des employés n'avait fait attention à Jourdeuil.

Pour se rendre à Paris, la voiture devait suivre la route nationale n° 31: un long ruban de queue, tout bossué de côtes et d'ardus roidillons, qui commençait à Brest, et s'allongeait jusqu'à Passy. Elle traversait Vitré, Laval, Alençon, Dreux et Versailles, vingt-six relais, dépensait quatre-vingt-seize heures pour franchir moins de cent lieues, et n'arrivait à destination qu'aux « jours impairs, » à la tombée de la nuit une sage lenteur, surtout de longues traîneries dans les auberges... Pourtant, les administrateurs des Messageries exaltaient pompeusement la célérité, le confort, l'élégance de leurs véhicules. Le confort! D'amusantes estampes nous ont fait connaître la gracieuse tournure de cette carrosserie: d'abord, le cabriolet en forme de proue, une sorte de coupé sans vitres où le vent et la pluie, le soleil et le gel cinglaient, brûlaient, marbraient la face du voyageur; puis une caisse en rotonde, juchée sur quatre roues, épanouie comme une citrouille, pansue comme un baril, où six patiens se trouvaient entassés, coude à coude, côte à côte, jambe à jambe, sans pouvoir s'étendre ni se remuer; derrière la diligence, un énorme panier, cloué à l'arrière-train, recevait les bagages. Et ce n'était pas tout; le monumental édifice avait son couronnement: une plate-forme qui pliait, geignait, craquait sous l'amoncellement d'autres citoyens, vautrés parmi les malles et les colis. Parfois, souvent même, à la sortie d'une ville, des intrus

y grimpaient << en lapins, » alourdissant encore la marche de la guimbarde. Quatre bidets menés en poste tiraient péniblement le branlant équipage: un monsieur d'importance le surveillait, un homme coiffé du chapeau militaire, Mars et Bellone partout, en ces temps-là! le conducteur.

>>

Donc, le lundi 4 prairial, à 6 heures du matin, la diligence des Messageries se mit en branle. Son conducteur était un nommé Desmazures, vieux chouan repenti, mais que la méfiante police surveillait avec soin. Le pauvre diable ne se doutait guère que, là-haut, sur l'impériale de sa voiture, certain panier tout habillé de paille allait lui mériter plusieurs mois de prison préventive. Quatre gendarmes, sabre au clair et mousqueton chargé, formaient escorte. La route était encore peu sûre, les voitures publiques y étaient souvent arrêtées; même, quelques mois auparavant, dans un taillis du Perche, des «< brigands, beaux fils de famille, avaient dévalisé les voyageurs... Ces Messieurs travaillaient pour le « Roi. » Cette fois, pourtant, la diligence arriva sans encombre à Paris. Le jeudi, 7 prairial, — jour de l'Ascension, -elle franchissait, vers les six heures du soir, la barrière des Bons-Hommes, passait devant la Chaumière de Tallien, suivait l'Allée des Veuves, les Champs-Élysées, les rues de la Concorde, Saint-Honoré, Croix-des-Petits-Champs, NotreDame-des-Victoires, pour s'arrêter enfin près de la rue Joquelet, an quartier des Filles-Saint-Thomas.

Le lendemain, 8, au matin, un porteur de la Compagnie déposait chez le citoyen Rapatel, 9, rue de la Michodière, la gresle que lui adressait le joyeux sous-lieutenant. Le capitaine était déjà sorti; mais son portier signa le registre, donna décharge et accepta « l'envoi du citoyen Jourdeuil... » Quelques momens plus tard, Auguste Rapatel rentrait chez lui.

Ce nom de Rapatel occupe une si large place en l'existence tourmentée de Morean, il s'est acquis une telle notoriété aux heures de l'agonie du grand Empire, qu'il appartient, lui aussi, à l'histoire. On nous permettra donc de pénétrer des vies intimes. et de révéler ici quelques faits ignorés. D'ailleurs, depuis 1802, tout un siècle a passé; les hommes qui jouèrent alors un rôle dans la tragi-comédie humaine ont rendu leurs os à la terre, et l'historien ne ressent plus la crainte de se montrer indiscret. Non! mais il a le devoir de pousser à fond son enquête, de connaître

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