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valoir près de lui la hardiesse, et, ce qu'il pensait être, l'habileté de sa conduite dans cette occasion. C'est, décidément, un vilain métier que celui de ministre de la police.

Ce qu'il y a de bizarre dans la conduite de Napoléon à mon égard, c'est que, dans le temps même où il était le plus rempli de soupçons sur moi, il cherchait à me rapprocher de lui. Ainsi, au mois de décembre 1813, il me demanda de reprendre le portefeuille des affaires étrangères, ce que je refusai nettement, comprenant bien que nous ne pourrions jamais nous entendre sur la seule manière de sortir du dédale dans lequel ses folies l'avaient enfermé. Quelques semaines plus tard, au mois de janvier 1814, avant son départ pour l'armée, et lorsque M. de Caulaincourt était déjà parti pour le congrès de Châtillon, l'empereur travaillait presque chaque soir avec M. de la Besnardière2, qui, en l'absence de M. de Caulaincourt, tenait le portefeuille des affaires étrangères. Dans ces entretiens, qui se prolongeaient fort avant dans la nuit, il lui faisait souvent d'étranges confidences. Eh bien, il lui a plusieurs fois répété, après avoir lu les dépêches dans lesquelles le duc de Vicence rendait compte de la marche des négociations à Châ

1. Dès le mois de novembre 1813, les négociations avaient commencé. Les alliés offraient alors les frontières des Alpes et du Rhin. Napoléon consentit à la réunion d'un congrès à Manheim. Mais les événements se précipitèrent, et le congrès ne se réunit que le 7 février à Châtillon-surSeine. M. de Caulaincourt, ministre des affaires étrangères, y représentait l'empereur. Cette fois les alliés n'offraient plus que les limites de 1789. Le congrès se sépara le 19 mars, sans avoir abouti.

2. Jean-Baptiste de Gouey, comte de la Besnardière, né en 1765, était entré dans la congrégation des oratoriens sous l'ancien régime. En 1796 il entra au ministère des relations extérieures comme simple commis. Il devint en 1807, directeur de la première division politique, et garda ces importantes fonctions jusqu'en 1814. Il devint conseiller d'État en 1826, se retira des affaires publiques en 1830, et mourut en 1843.

tillon : « Ah! si Talleyrand était là, il me tirerait d'affaire. » Il se trompait, car je n'aurais pu le tirer d'affaire, qu'en prenant sur moi, ce que j'aurais fait très probablement, d'accepter les conditions des ennemis; et si, ce jour-là, il avait eu le plus léger succès militaire, il aurait désavoué ma signature. M. de la Besnardière me raconta aussi une autre scène à laquelle il assista, et qui est trop caractéristique pour que je ne la mentionne pas. Murat, pour rester fidèle à la cause de son beau-frère, demandait qu'on lui abandonnât l'Italie jusqu'à la rive droite du Pô. Il avait écrit plusieurs lettres à Napoléon, qui ne lui répondait pas, ce dont il se plaignait amèrement, comme d'une marque de mépris. « Pourquoi, dit la Besnardière à l'empereur, Votre Majesté lui laisse-t-elle ce prétexte, et quel inconvénient trouverait-elle, non pas à lui accorder ce qu'il veut, mais à le flatter de quelques espérances? » Il répondit alors : « Est-ce que je puis répondre à un insensé? Comment ne sent-il pas que mon extrême prépondérance a seule pu faire que le pape ne fût pas à Rome; c'est l'intérêt de toutes les puissances qu'il y retourne, et, maintenant, cet intérêt est aussi le mien. Murat est un homme qui se perd; je serai obligé de lui faire l'aumône; mais je le ferai enfermer dans un bon cul de basse-fosse, afin qu'une si noire ingratitude ne reste pas impunie. » Peut-on comprendre si bien les folies des autres et ne pas se rendre compte des siennes propres ?

Je disais plus haut que Napoléon seul avait conspiré contre lui-même, et je puis établir la parfaite exactitude de ce fait; car il est constant que, jusqu'à la dernière minute qui a précédé sa ruine, il n'a dépendu que de lui de se sauver. Non seulement, comme je l'ai déjà dit, il pouvait, en 1812, par

une paix générale, consolider à jamais sa puissance; mais, en 1813, à Prague1, il aurait obtenu des conditions, sinon aussi brillantes qu'en 1812, du moins encore assez avantageuses; et enfin, au congrès même de Châtillon, en 1814, s'il avait su céder à propos, il pouvait faire une paix utile à la France réduite aux abois, et qui, même, dans l'intérêt de sa folle ambition, lui aurait offert des chances de retrouver plus tard quelque gloire. La terreur qu'il avait su inspirer à tous les cabinets a maintenu ceux-ci, jusqu'au dernier moment, dans la résolution de traiter avec lui. Ceci réclame quelques développements, et je veux consigner ici des faits qui sont à ma parfaite connaissance, et qui constateront l'exactitude de ce que j'avance. Il faut d'abord nous transporter à la frontière des Pyrénées, où les armées françaises soutenaient si bravement une lutte inégale contre les troupes anglaises, espagnoles et portugaises réunies. Nous reviendrons ensuite dans les plaines de Champagne.

La place de Saint-Sébastien avait été prise à la fin du mois d'août 1813, et celle de Pampelune venait de se rendre dans les derniers jours d'octobre, quand le duc de Wellington, qui voyait l'Espagne délivrée de ce côté de ses ennemis, et était informé de la bataille de Leipzig et des résultats importants qui la suivirent, se décida à porter la guerre sur le territoire français, pour contribuer autant que possible au triomphe de la cause générale de l'Europe; celle de l'Espagne n'était que secondaire.

1. Après les victoires de Lutzen, de Bautzen et de Wurtschen, Napoléon, triomphant, avait consenti à un armistice qui fut signé à Pleiswitz, le 5 juin. L'Autriche s'interposa comme médiatrice et un congrès s'ouvrit à Prague le 12 juillet. Napoléon ne voulut rien céder; les négociations furent rompues le 10 août, et l'Autriche entra dans la coalition.

Il passa la Bidassoa vers le milieu de novembre, malgré la vive résistance de l'armée française commandée par le maréchal Soult, et son quartier général s'établit le premier jour à Saint-Pé, petit village de la frontière.

Le temps était affreux, la pluie tombait par torrents, ce qui força l'armée à faire halte, et le quartier général à rester à Saint-Pé. Le hasard fit qu'il se trouvait dans ce village un curé plein d'esprit et d'activité, tout dévoué aux Bourbons et à la cause royale; il avait émigré en Espagne au commencement de la Révolution et il n'était rentré en France qu'après le concordat. Son nom était l'abbé Juda, très populaire parmi les Basques et très estimé parmi les Espagnols, et comme le mauvais temps ne permettait pas au duc de Wellington de sortir, l'ennui et l'oisiveté lui firent chercher la société du curé chez lequel il était logé.

La conversation, naturellement, tourna sur l'état de la France et sur l'esprit qui y régnait. Le curé n'hésita pas à affirmer qu'on était fatigué de la guerre à laquelle on ne voyait aucun terme; qu'on était surtout très irrité contre la conscription, et qu'on se plaignait beaucoup du poids des impositions; enfin, qu'on désirait un changement à peu près comme un malade désire changer de position dans son lit avec l'espoir de trouver du soulagement: « Le colosse a des pieds d'argile, disait l'abbé Juda, attaquez-le vigoureusement, avec résolution, et vous le verrez s'écrouler plus facilement que vous ne croyez. »

Ces conversations convainquirent le duc de Wellington de la nécessité d'attaquer simultanément la France par toutes ses frontières si l'on voulait obtenir du chef du gouvernement une paix honorable et sûre, et il fit part de ce plan à son gouvernement.

Il ne fut pas question des Bourbons, car on voyait bien qu'ils étaient oubliés et entièrement inconnus à la génération nouvelle. On voulut cependant faire un essai de l'effet produit par l'apparition subite d'un de ces princes sur une partie quelconque du territoire français, et savoir à quoi s'en tenir; c'est ce qui motiva l'arrivée du duc d'Angoulême au quartier général de Saint-Jean-de-Luz dans les premiers jours du mois de janvier 1814.

Le duc d'Angoulême fut très bien reçu par le général en chef, ce qui était très naturel; par le maire de la ville de Saint-Jean et par le clergé; mais sans produire aucun effet sur le peuple, excepté celui de la curiosité. On courait sur son passage le dimanche, quand il allait à l'église, sans témoigner aucun sentiment, ni donner aucune preuve d'approbation ou de désapprobation. S'il y eut des offres de service, des protestations de fidélité, elles restèrent très secrètes, et on n'en vit pas le moindre effet à l'extérieur.

On attendait ainsi tout du temps, quand, vers la moitié du mois de janvier, débarqua à Saint-Jean-de-Luz, venant de Londres, sir Henry Bunbury, sous-secrétaire du ministère de la guerre, qui, parmi différentes commissions importantes, avait celle d'informer le duc de Wellington de l'acceptation par l'Angleterre des bases proposées à Francfort par les sou

1. Louis-Antoine de Bourbon, duc d'Angoulême, fils aîné du comte d'Artois (1775-1844). Il avait épousé en 1799 la princesse Marie-Thérèse, fille de Louis XVI.

2. Sir Henry Edward Bunbury, né en 1778, lieutenant général dans l'armée anglaise. En 1809, il devint sous-secrétaire d'État au département de la guerre. En 1815, il fut chargé, avec l'amiral Keith, de notifier à l'empereur Napoléon son exil à Sainte-Hélène. Il entra à la Chambre des communes en 1830, et refusa peu après le portefeuille de la guerre. Il mourut en 1860.

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