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qu'il vouloit le recevoir. Mais comme nous nous preparions à le baptifer, il monta tout d'un coup à cheval, & dit qu'il vouloit aller chez lui, & confulter avec fa femme. Le lendemain il nous dit, qu'il n'ofoit recevoir le baptême, parce qu'enfuite il ne boiroit plus du cofmos. Car les Chrétiens du lieu difoient, qu'aucun vrai Chrétien ne devoit user de cette boisson, & il ne pouvoit s'en paffer dans ce defert. Je ne pûs jamais le tirer de cette opinion, qui les éloigne beaucoup de la foi, étant foûtenus par les Ruffes, qui font en tres-grand nombre parmi eux.

Nous partîmes le lendemain de la Pentecôte, marchant premierement droit au Nort, puis au Levant, ayant à droit la mer Cafpienne. Les Tartares qui nous accompagnoient étoient fort incommodes; mais ce qui me faifoit le plus de peine, c'est que quand je voulois leur dire quelque parole d'édification, mon interprete difoit : Ne me faites point prêcher, je ne fai point tenir de tels difcours. Il difoit vrai, car je m'apperçûs depuis, quand je commençai à entendre un peu la langue, que lors que je difois une chofe, il difoit tout autrement, felon ce qui lui venoit à la bouche. Voïant donc le danger de le faire parler, j'aimai mieux me taire. Peu de jours avant la Madelaine nous arrivâmes au grand fleuve Tanaïs, & le dernier jour de Juillet au logement de Sartach, à trois journées du fleuve Etilia ou Volga, le plus grand que j'aye jamais vû. Quand nous fumes arrivez à cette cour, notre guide s'adreffa à un Neftorien nommé Coïac, qui nous envoïa à l'introducteur des ambaffadeurs. Notre

guide demanda ce que nous lui portions, & fut fort fcandalifé de ce que nous n'avions rien à lui donner. Etant devant l'introducteur, je lui en fis mes excuses, disant que j'étois moine, & ne touchois ni or ni argent. Il répondit qu'étant moine je faifois bien de garder mon vou, qu'il n'avoit pas besoin du nôtre, & nous donneroit plûtôt du sien. Il demanda quel étoit le plus grand feigneur entre les Francs. Je répondis, c'eft l'empereur, s'il avoit fon état paifible. Non, dit-il, c'est le roi de France. C'eft qu'il avoit oui parler de vous à Baudouin de Hainaut, & à un chevalier du Temple qui s'étoit trouvé en Chypre.

XVII. Audiance de

Deux jours après il me manda de venir à la cour, & d'apporter la lettre du roi, la chapelle & les li- Sartach. vres avec moi, parce que fon maître les vouloit voir. Il fit tout déplier en prefence de plufieurs Tartares, Chrétiens & Sarrafins qui étoient autour de nous à cheval, puis il me demanda fi je voulois donner tout cela à son maître. Je fus effrayé de cette propofition; mais fans le témoigner je dis que c'étoit des habits facrez, & qu'il n'étoit permis qu'aux prêtres de les toucher. Il nous ordonna de nous en revêtir pour aller devant fon maître, ce que nous fimes. Je pris les habits les plus precieux, avec un fort beau couffin devant ma poitrine, & deffus la bible que vous m'aviez donnée, & le pfautier que m'avoit donné la reine, où étoient de belles enluminures. Mon compagnon prit le miffel & la croix, & le clerc revêtu d'un furplis prit l'encenfoir. Nous vînmes ainfi devant Sartach, on leva une piece de feutre fufpendue devant la porte, afin Aaaa ij

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-qu'il nous pût voir. On fit faire trois genuflexions au clerc & à l'interprete ; & on nous avertit de bien prendre garde à ne pas toucher au feuil de la porte en entrant ni en fortant, & de chanter quelque benediction pour le prince. Nous entrâmes en chantant Salve Regina.

Coïac lui porta l'encenfoir avec l'encens, il le prit à fà main & le regarda attentivement. Il confidera curieusement le pfautier, aussi-bien que fa femme, qui étoit affife auprés de lui. Il prit la bible & demanda fi l'évangile y étoit, je lui dis que c'étoit toute l'écriture fainte. Il prit auffi la croix à sa main, & demanda fi l'image qui étoit deffus, étoit celle de Jesus-Christ. Je répondis qu'oui. C'est que les Neftoriens & les Armeniens ne mettent point de figure fur leur croix, ce qui fait penfer qu'ils ne croïent pas bien touchant la paffion de Jefus-Christ, ou qu'ils en ont honte. Je lui presentai votre lettre avec les copies en Arabe & en Syriaque, car j'avois eu foin de la faire traduire à Acre. Quand nous fûmes fortis & deshabillez, il vint des fecretaires avec Coïac, & ils firent traduire la lettre. C'étoit le jour de faint Pierre aux liens, c'est-à-dire le premier d'Août 1253

Le lendemain vint un prêtre frere de Coïac, qui nous demanda le vafe où étoit le faint chrême, parce que Sartach le vouloit voir; & nous le lui donnâmes. Le foir Coïac nous appella, & nous dit : le roi votre maître a écrit de bonnes paroles au mien, mais il y a des chofes difficiles, dont il n'ofe rien faire fans le confeil de fon pere. C'est pourquoi il faut que vous alliez le trouver. Puis il nous de

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manda fi nous voulions féjourner dans le païs. Je
lui dis: Si vous avez bien entendur la lettre du roi
notre maître, vous pouvez favoir que c'eft notre
deffein. Vous aurez befoin, dit-il, d'être fort pa-
tiens & fort humbles. Avant notre départ Coïac &
plufieurs autres écrivains nous dirent: N'allez pas
dire que notre maître foit Chrétien, il est Moal
c'est-à-dire Mogol. C'eft qu'ils prennent le nom de
Chrétien pour un nom de nation; & s'il y a quel-
ques Chrétiens parmi eux, ils gardent le nom de
Mogols, qu'ils mettent au-deffus de tous les noms,
& ne veulent point être nommez Tartares. Les B. p. 70.
Neftoriens font grand bruit de rien : ils ont publié
que Sartach étoit Chrétien, & que Mangou-can &
Ken-can faifoient plus d'honneur aux Chrétiens
qu'aux autres peuples; & toutefois dans la verité
ils ne font point Chrétiens. Pour Sartach, je ne
fai s'il croit en Jefus-Christ ou non : ce que je fai, p.737-
c'est qu'il ne veut pas qu'on le nomme Chrétien;
au contraire il me femble plûtôt qu'il fe mocque
des Chrétiens. Car il eft fur le chemin, je veux dire
des Ruffes, des Blaques, des Bulgares & des Alains,
qui tous paffent par chez lui, quand ils vont à la
cour de fon pere Baatou, & lui font des prefens;
c'est pourquoi il les caresse. Toutefois s'il vient des
Sarrafins qui apportent davantage, ils font plûtôt
expediés. Il y a auffi prés de lui des prêtres Nefto-
riens, qui fonnent avec leurs planches, & chantent
leur office.

Ce difcours de Rubruquis nous fait entendre le
fondement d'une lettre écrite à Sartach par le pa-
pe Innocent IV. le vingt-neuviéme d'Août 1254 2.

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ap. Rain. 12541

XVIII.

Baatou.

où il le felicite de fa converfion & de fon baptême, dont il dit avoir appris la nouvelle par Jean prêtre & chapelain de Sartach. C'étoit fans doute quelqu'un de ces Neftoriens impofteurs, qui s'étoit donné ce titre pour attirer quelque gratification du pape & des princes Chrétiens. Rubruquis continuë fa relation.

Quand nous fumes arrivés au Volga, nous nous embarquâmes deffus, pour defcendre à la cour de 2. 78. Baatou, que nous trouvâmes comme une grande ville de maifons portatives, & de trois ou quatre lieuës de long. On nous mena à un certain Sarrafin, qui le lendemain nous conduifit chez le prince, & nous demanda si vous leur aviez envoyé des ambaffadeurs. Je lui dis comme vous en aviez envoïé à Ken-can, & que vous ne lui en euffiez point envoyé, ni de lettre à Sartach, fi vous n'aviez crû qu'ils étoient Chrétiens, parce que ce n'étoit que pour les en congratuler, & non par aucune crainte. Il nous mena au pavillon où étoit Baatou; nous étions nus pieds & nuë tête avec notre habit, & c'éSup. liv. toit un grand spectacle pour eux. Frere Jean de Plan Carpin avoit été là; mais il avoit changé d'habit pour n'être pas méprifé, › parce qu'il étoit nonce

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du
pape. Après un peu de filence on nous fit met-
tre à deux genoux, & Baatou me commanda de
parler. La pofture où j'étois me fit penfer que je de-
vois commencer par une priere, & je dis : Seigneur
nous prions Dieu de qui tout bien procede, & qui
vous a donné ces biens terreftres, de vous donner
auffi les celeftes, fans lefquels ceux-ci font inutiles.
Il m'écoutoit attentivement, & j'ajoûtai : Sachés

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