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ventions. Ces grands principes ont été affermis par la revelation dans la loi & dans l'évangile ; & l'on en déduira en raisonnant juste tout le détail de la morale.

Cette étude doit donc confister à mettre en évidence ces principes & en tirer les confequences utiles : non pas à examiner des queftions préliminaires, fi la morale eft pratique ou fpeculative, ou à des difputes generales fur la fin & les moiens, les actes & les habitudes, le libre & le volontaire. Il faut venir le plûtôt qu'il eft poffible au particulier & aux préceptes de pratique, fans s'arrêter trop aux divifions & aux définitions des vertus ou des vices, qui fervent plus à orner l'efprit & à remplir la memoire, qu'à toucher le cœur & changer la volonté : qui font paroître favant fans rendre meilleur. C'eft toutefois l'unique but de la morale. Parlés bien ou mal, parlés ou ne parlés point, fi vous perfuadés à quelqu'un de bien vivre vous êtes un bon maître de morale: au contraire quand vous en parleriés comme un ange, fi vos difciples n'en font pas plus vertueux, vous n'êtes qu'un fophifte & un discoureur. Auffi ne vois-je point dans le treiziéme fiecle de plus excellens maîtres de morale que S. François, S. Dominique & leurs premiers difciples, comme le B. Jourdain & le B. Gilles d'Affife, dont les fentences valent bien les plus beaux apophtegmes des philofophes.

C'eft que ces faints perfonages ne cherchoient point la morale dans Ariftote ni dans fes commentaires, mais immediatement dans l'évangile qu'ils méditoient fans ceffe pour le réduire en pratique; & leur principale étude étoit l'oraifon. Et en verité il eft étonant que des Chrétiens aïant entre les mains l'écriture fainte, aïent crû avoir befoin d'Ariftote pour apprendre la morale. Je conviens qu'il a bien conu les mœurs des hommes, qu'il en parle de bon fens & fait des reflexions judicieuses: mais la morale eft trop humaine, comme la qualifie S. Gregoire de Gr.33.p. 535.5. Nazianze: il fe contente de raifoner fuivant les maximes ordinaires; & delà vient par exemple qu'il fait une vertu de l'Eutrapelie, que S. Paul compte entre les vices. Auffi les peres avoient meprifé ce philofophe, quoi qu'ils l'entendiffent parfaitement, fur tout les Grecs, qui outre la langue qui leur étoit commune avoient encore la tradition de fes écoles. Au contraire nos docteurs du douziéme & du treiziéme fiecle qui en faifoient leur oracle & le nommoient le philofophe par excellence, ne le lifoient qu'en latin & fouvent dans une verlion faite fur l'Arabe: ils ne conoiffoient ni les mœurs de l'anciene Grece, ni les faits dont Ariftote parle quelquefois par occafion; & delà vienent tant de bévûës d'Albert le grand dans fes commentaires fur les livres de la Politique.

Si quelque philofophe meritoit l'attention des Chrétiens: c'étoit bien plutôt Platon, dont la morale eft plus noble & plus pure: parce que fans s'arrêter aux préjugés vulgaires il remonte jufques aux premiers principes & cherche toujours le plus parfait. Auffi aproche-t-il plus qu'aucun autre des maximes de l'évangile; & c'eft pourquoi les peres des premiers fiecles en ont fait grand ufage, non pour y aprendre la morale, dont ils étoient mieux inftruits par la tradition de l'églife:

Eph. c.4.

Euf. prapar.lib.

15.

Hi liv x.n.4.

V.Ang vII.C vit. c. 4. 5. 7.8. Hift. liv.xxIT.

9•

"9.

dians.

22.8.

X.

mais pour convertir le païens chés lefquels l'autorité de ce philofophé étoit d'un grand poids. Quant à nos vieux docteurs, comme ils ne citent aucun paffage de Platon ni aucun de fes ouvrages en particulier, je crois qu'ils ne le conoiffoient que par Ariftote & par les autres anciens qui en parlent.

Jugeons maintenant de la morale de nos écoles par les effets, je veux Mours des étu- dire,par les mœurs des maîtres & des difciples. Je trouve dans les maîtres beaucoup de vanité, d'oftentation & d'attachement à leurs fentimens. Car de quelles fources pouvoient venir tant de queftions inutiles, de vaines fubtilités & de diftinctions frivoles? S. Auguftin ne fouffroit pas 1. cont. Acad. 3. ccs défauts même à fes écoliers. Dans un de fes premiers ouvrages raportant une difpute entre deux jeunes hommes qu'il inftruifoit, Trigetius & Licentius, il fait ainfi parler le premier: Eft-il permis de revenir à ce que l'on a accordé legerement? S. Auguftin répond: Cela n'eft pas permis entre ceux qui difputent, non pour trouver la verité, mais pour montrer leur efprit par une oftentation puerile. Pour moi, non-feulement je le permets, mais je l'ordone. Et Licentius ajoûte: Je crois qu'on n'a pas fait peu de progrés dans la philofophie,quand on prefere le plaifir de trouver la verité à celui de l'emporter dans la difpute: c'est pourquoi je me foûmets volontiers à cet ordre.

1. de Ord. c. 10. *.29.

En une autre occafion Trigetius aïant avancé une propofition dont il avoit honte, ne vouloit pas qu'on l'écrivît. Car en ces favantes conversations S. Auguftin faifoit écrire tout ce qu'on difoit de part & d'autre. Licentius fe mit à rire de la confufion où il voioit fon compagnon; & S. Auguftin leur dit: Eft-ce donc ainfi qu'il faut faire ? Ne fentés-vous point le poids de nos pechés & les tenebres de nôtre ignorance? C'étoit dans l'intervalle de fa converfion & de fon baptême. Si vous voïés, du moins avec des yeux auffi foibles que les miens, combien ce ris eft infenfé, vous le changeriés bien - tôt en larmes. N'augmentés pas je vous prie ma mifere : j'ai bien affés de mes maux, dont je demande à Dieu la guerifon tous les jours, quoi que je voïe bien que je fuis indigne de l'obtenir fi-tôt. Si vous avés quelque amitié pour moi, fi vous comprenés combien je vous aime, & avec quelle ardeur je vous defire le même bien qu'à moi-même : accordés moi cette grace. Si c'eft de bon cœur que vous me nommés vôtre maître, païez moi mon falaire, foïés vertueux. Ses larmes l'empêcherent d'en dire davantage. Ce n'étoit toutefois ni à des docteurs qu'il parloit ainfi ni à des clercs : c'étoit à de jeunes écoliers qui n'étoient pas même encore baptifés. Voïés fa lettre à Diofcore où il montre fi folidement combien un Chrétien doit peu fe rettre en peine d'être eftimé favant, ou de favoir en effet les opiOrat.17.init.33. nions des anciens philofophes.

Aug. ep. 118. al. 56.

P. 530.

8.52.

Voiés les difpofitions que demande S. Gregoire de Nazianze pour Hift.liv.xvII. parler de theologie: je ne dis pas pour l'enfeigner, ou pour l'étudier Greg.Thaum.in dans les formes, mais fimplement pour en parler. Vous pouvés voir la Orig. p. 62. methode que fuivoit Origene pour amener à la religion Chrétiene les Hift.liv.v.n.56. gens de lettres & les rendre capables de l'étudier folidement. Enfin le Pedagogue de S. Clement Alexandrin montre avec quel foin on difpo

IV. c. 37.

foit tousles Chrétiens en general à la doctrine de l'évangile; & que l'on mettoit toûjours pour fondement la converfion des mœurs.

Oferai-je après cela vous faire confiderer les mœurs de nos étudians telles que je les ai reprefentées dans l'hiftoire fur le témoignage des auteurs du tems? vous avés vû qu'ils étoient tous les jours aux mains & entre eux & avec les bourgeois: que leurs premiers privileges étoient pour interdire aux juges feculiers la conoiffance de leurs crimes que le pape fut obligé d'accorder à l'abbé de S. Victor la faculté de les abfoudre de l'excommunication prononcée par les canons contre ceux qui frapent les clercs leurs querelles commençoient ordinairement au cabaret à l'occafion du vin & de la débauche, & s'étendoient jufques aux meurtres & aux dernieres violences. Enfin vous voïés l'affreufe peinture qu'en fait Jaques de Vitri témoin oculaire. Cependant tous ces étudians étoient clercs, & deftinés à fervir ou à gouverner les églifes.

Hift. liv. 1xxv.

13.26 LXXVI. n.

LXXVIII. n. 39.

LXXIX. N. 47.

Hift. Ecc.c.q.
Hift. Ecc. liv.

LXXI. n.60.

Je vois bien que la constitution des univerfités contribuoit à ces défordres: car encore qu'elle eût fes avantages, comme j'ai marqué d'abord, elle avoit auffi fes inconveniens. Il étoit difficile de contenir par une exacte discipline cette multitude de jeunes gens dans l'âge le plus bouillant, car ce n'étoit pas des enfans qui étudioient. Ils étoient raffemblés de divers païs, & déja divifés par la diverfité des nations, des langues, des inclinations: loin de leurs parens, de leurs évêques, de leurs feigneurs. Ils n'avoient pas le même refpect pour des maîtres étrangers à qui ils païoient un falaire & qui fouvent étoient de baffe naiffance. Enfin les maîtres mêmes étoient divifés & par la diverfité de leurs opinions, & par la jaloufie de ceux qui étoient moins fuivis contre ceux qui l'étoient plus ; & ces divifions paffoient aux difciples. Vous en avés vû un exemple bien fenfible dans la fameufe querelle entre les religieux mandians & les docteurs feculiers à la tête defquels étoit Guil- Hift.l. LXXXIV; laume de S. Amour. Combien de chicane & de mauvaise foi dans le n. 14. procedé de ces docteurs, combien de calomnies contre leurs adverfaires? Mais les religieux de leur côté n'auroient-ils point mieux fait de fe contenter d'être doctes, fans être fi jaloux du titre de docteurs, & de fe moins prévaloir de leur credit à la cour de Rome & à celle de

France.

Un autre inconvenient des univerfités, eft que les maîtres & les écoliers n'étoient occupés que de leurs études : ils étoient tous clercs & plufieurs beneficiers, mais hors de leurs églifes, fans fonctions & fans exercice de leurs ordres. Ainfi ils n'apprenoient point tout ce qui dépend de la pratique : la maniere d'inftruire, l'adminiftration des facremens, la conduite des ames, comme ils auroient pû l'apprendre chés cux en voïant travailler les évêques & les prêtres; & fervant fous leurs ordres. Les docteurs des univerfités étoient purement docteurs, uniquement appliqués à la théorie, ce qui leur donoit tant de loifir d'écrire & de traiter fi au long des queftions inutiles; & tant d'occafions d'émulation & de querelles en voulant rafiner les uns fur les autres. Dans les premiers fiècles les docteurs étoient des évêques accablés d'occupations

tive.

XI.

plus ferieuses. Voïés la lettre de S. Augustin à Diofcore que j'ai déja

citée.

Paffons aux études fuperieures & commençons par la theologie. On Theologie pofi- enfeignoit toûjours la même doctrine quant aux fonds, car J. C. n'a jamais ceffé d'affifter fon églife fuivant fa promefle : mais il le mêloit de l'imperfection dans la maniere de l'enfeigner. On convenoit que le fondement de la theologie eft l'écriture entendue fuivant la tradition de l'églife, mais on s'attachoit plus au fens fpirituel qu'au litteral: foit par le mauvais goût du tems, qui faifoit méprifer tout ce qui étoit fimple & naturel, foit par la difficulté d'entendre la lettre de l'écriture, faute de favoir les langues originales, je veux dire le grec & l'hebreu, & de connoître l'hiftoire & les mœurs de cette antiquité fi reculée. C'étoit plûtôt fait de doner des fens myfterieux à ce que l'on n'entendoit pas ; & cette maniere d'expliquer l'écriture étoit plus au goût de nos docteurs accoûtumés à fubtilifer fur tout.

Gal. IV. 24.

Je fai que les fens figurés ont été de tout tems reçûs dans l'églife: nous les voïons dans les peres des premiers fiecles comme S. Juftin & S. Clement Alexandrin. Nous en voïons dans l'écriture même: comme l'allegorie des deux alliances fignifiées pur les deux femmes d'Abraham: mais puifque nous favons que l'épître de S. Paul aux Galates n'eft pas moins écrite par infpiration divine que le livre de la Genese : nous fommes également affûrés de l'hiftoire, & de fon application; & cette application eft le fens litteral du paffage de S. Paul. Il n'en eft pas de même des fens figurés que nous lifons dans Origene, dans S. Ambroife, dans S. Auguftin; nous pouvons les regarder comme les pensées particulieres de ces docteurs, à moins que nous ne les trouvions autorifés par une tradition plus anciene; & nous ne devons fuivre ces explications, qu'en tant qu'elles contienent des verités conformes à celles que nous trouvons ailleurs dans l'écriture prife en fon fens litteral. Car c'eft à ce fens qu'il en faut toûjours revenir pour fonder un dogme, c'est le feul qui puifle fervir de preuve dans la dispute.

De tous les peres Latins je n'en vois point qui ait tant donné dans les fens figurés, que S. Gregoire, qui toutefois a toûjours été compté avec juftice entre les principaux docteurs de l'églife, particulierement en Angleterre dont il étoit comme l'apôtre. Orl'Angleterre a fourni des docteurs à l'Allemagne & à la France pendant le huitiéme & le neuviéme fiécle. D'où il peut être arrivé que le goût des allegories ait paffé dans nos écoles avec le refpect pour S. Gregoire & la lecture affiduë de fes ouvrages. Mais ce n'eft pas ce qu'ils contiennent de plus utile, & on trouvera bien plus à profiter dans fes lettres où l'on voit fi bien la difcipline & les veritables regles du gouvernement ecclefiaftique.

L'eftime des fens figurés a fait rechercher avec empreffement la fignification des noms propres & leur étymologie pour y trouver des myfteres mais cette recherche ne pouvoit être heureufe fans la conoiflance du genie des langues & du raport des lettres & des prononciations. Outre que la fignification des noms peut bien faire conoître pourquoi ils ont été donés, mais non pas doner lieu à en tirer des confequences.

Or la liberté d'expliquer ainfi l'écriture a été pouffée à un tel excés qu'elle l'a enfin rendue méprifable aux gens d'efprit mal inftruits de la religion:ils l'ont regardée comme un livre inintelligible,quine fignifioit rien par lui-même & qui étoit le jouet des interpretes. Les autres plus religieux n'ont ofé la lire, defefperant de l'entendre faus le fecours de tant de commentaires dont on la chargeoit tous les jours; & qu'ils croïoient neceffaires pour en penetrer les myfteres. Ainfi le refpect & le mépris ont produit le même effet de renoncer à l'étude de l'écriture fainte.

XII.

Abus des alle

gories.

L'ufage le plus pernicieux des allegories eft d'en avoir fait des principes pour en tirer des confequences contraires au vrai fens de l'écriture & établir de nouveaux dogmes : telle eft la fameufe allegorie des deux glaives. J C. près de fa paffion dit à fes difciples qu'il faut qu'ils aient des épées, pour accomplir la prophetic qui portoit, qu'il feroit mis au Luc. xx11.38, nombre des méchans. Ils difent: Voici deux épées. Il répond: C'eft affés. Le fens litteral eft évident. Mais il a plû aux amateurs d'allegories de dire que ces deux glaives tous deux également materiels fignifient les deux puiffances par lefquelles le monde eft gouverné, la fpirituelle & la temporelle. Que J. C. a dit : C'eft affés, & non pas: C'est trop, pour montrer qu'elles fuffifent, mais que l'une & l'autre eft neceffaire. Que ces deux puiffances apartienent à l'églife, parce que les deux glaives fe trouvent entre les mains des apôtres : mais que l'églife ne doit exercer par elle-même que la puiffance fpirituelle & la temporelle par la main du prince auquel elle en accorde l'exercice. C'est pourquoi J. C. dit à S. Pierre: Mets ton glaive dans le fourreau. Comme s'il difoit: Il eft à Jo. XVIII. 11. toi, mais tu ne dois pas t'en fervir de ta propre main, c'est au prince à l'employer par ton ordre & fous ta direction.

Je demande à tout homme fenfé fi une telle explication eft autre chofe qu'un jeu d'efprit, & fi elle peut fonder un raifonement ferieux. J'en dis autant de l'allegorie des deux luminaires, que l'on a auffi appli- Gen. 1. 16. quée aux deux puiffances, en difant, que le grand luminaire eft le facerdoce, qui comme le foleil éclaire par fa propre lumiere; & l'empire eft le moindre luminaire, qui comme la lune n'a qu'une lumiere & une vertu empruntée. Si quelqu'un veut appuier fur ces applications de l'écriture & en tirer des confequences, on en eft quitte pour les nier fimplement ; & lui dire que ces paffages font purement hiftoriques, qu'il n'y faut chercher aucun myftere; que les deux luminaires font le foleil & la lune & rien plus ; & les deux glaives deux épées bien tranchantes comme celle de S. Pierre. Jamais on ne prouvera rien au-delà.

Cependant ces deux allegories fi frivoles font les grands argumens de tous ceux qui depuis Gregoire VII. ont attribué à l'églife autorité fur les fouverains, même pour le temporel: contre les textes formels de l'écriture & la tradition conftante. Car J. C. dit nettement fans figure & fans parabole: Mon roïaume n'eft point de ce monde. Et ailleurs parlant à fes difciples: Les rois des nations exercent leur domination fur elles: mais il n'en fera pas ainfi de vous: il n'y a ni tour d'efprit ni raifonement qui puiffe éluder des autorités fi précifes. D'autant plus que pen

Jo. xv 11.26.

Luc. xx11.25.

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