Images de page
PDF
ePub

des douleurs et du désespoir au théâtre? Donc c'était déjà un commencement de l'égalité rêvée par l'école philosophique du XVIIIe siècle, lorsque Diderot eut enseigné au bourgeois qu'il n'était pas seulement fait pour le ridicule et pour l'éclat de rire, qu'il était fait encore pour les douleurs, et qu'il avait droit tout d'abord, à cette égalité de la douleur honorée par les poëtes, en attendant les souffrances à venir.

Eh! quel temps fut jamais plus favorable à cette révolution dans les mœurs dramatiques? L'égalité entrait partout et dans toutes les âmes; la révolte était partout contre les anciens usages; les puissances étaient placées par l'opinion révoltée, à un degré pour le moins, au-dessous de leur réelle valeur; les priviléges étaient passés en revue, à commencer par l'inégalité des conditions, à finir par les inégalités de l'esprit. L'esprit français marchait d'un pas sûr aux conquêtes de 1789, et il allait à son but par l'éloquence, par le poëme, par les livres, par le discours, par le théâtre; en un mot, tout ce qui tenait, de près ou de loin, à ce grand système de l'égalité parmi les hommes qui devait tout renverser avant de s'établir, était reçu avec passion, avec enthousiasme. Ainsi vous jugez du grand succès de Diderot, quand il vint dire à ses commettants, semblable à quelque député anticipé de l'Assemblée constituante:

<< Mes concitoyens, préparez-vous, je vous annonce une bonne nouvelle! Jusqu'à présent vous n'avez vu sur la scène que des rois malheureux comme des sujets, des princesses plus infortunées que des bourgeoises; eh bien! grâce à moi, vous aurez maintenant des sujets plus malheureux que des rois, de simples petites filles plus à plaindre que des reines; vous allez pleurer, trembler, frémir, vous agiter comme autant de majestés royales; aujourd'hui je ne vous donne que les larmes et le désespoir des rois, mais prenez patience, car demain, moi ou tout autre, nous vous donnerons encore le poison et le poignard.» Et en effet, vous le savez, les émules et les élèves de Diderot, ont tenu beaucoup plus que n'avait promis Diderot.

Voilà donc, grâce à Diderot, le bourgeois entré dans la tragé die, jusqu'à ce que lui-même, le bourgeois, devenu un aristocrate, fasse place au peuple à son tour dans la tragédie; jusqu'à ce qu'enfin, le peuple, cet aristocrate de la rue, fasse place dans

la tragédie aux aristocrates du bagne. Ainsi, tragédies pour les rois, tragédies pour les grands seigneurs, tragédies pour le bourgeois, tragédies pour le peuple, tragédies pour les assassins et les forçats; Agamemnon et Robert Macaire, Iphigénie et Vidocq, chacun dans ce monde a eu sa tragédie à son tour. Certes, ce n'était pas ainsi que l'entendaient les grands maîtres de l'art.

Les maîtres de l'art s'étaient divisé leur domaine en deux parts: le rire et les larmes, la douleur et la joie, l'héroïsme et le ridicule. Les poëtes tragiques avaient dit aux poëtes comiques: << Livrez-nous les grands de la terre, nous les montrerons couverts de gloire, entourés de puissance et de majesté; ils auront la couronne et l'épée, ils auront le glaive et le sceptre; nous leur donnerons les armées, les empires, les chefs-d'œuvre, les beauxarts, la beauté même pour leur couche, et les dieux pour famille; en revanche, et par le droit même de notre poésie et de notre justice, nous les accablerons, ces majestés inviolables, sous le poids implacable de la nécessité, de la vengeance, de la douleur, du crime et du remords. Nous autres les poëtes de la tragédie et les vengeurs de l'innocence, nous serons les distributeurs de tant de châtiments par lesquels ces hommes, au delà de l'espèce humaine, appartiennent à l'humanité; nous leur prouverons qu'ils ne sont pas tout à fait des dieux, ici-bas, et que nous ne sommes pas absolument leurs esclaves. L'inceste, le meurtre, le poison, les désastres, voilà à quel prix nous nous prosternerons devant ces grandeurs si enviées. »

A quoi les poëtes comiques ont répondu : « Prenez les rois et leurs misères, mais laissez-nous le peuple; nous le couvri rons de ridicules, mais aussi nous le couvrirons de joie; il sera en proie au puissant, mais aux plus puissants, il fera sentir son mépris et son ironie; il remplacera l'héroïsme par l'esprit, la puissance par le sarcasme, le poison et le poignard par ces innocents coups de pied qui font rire aux éclats, depuis le commencement du monde. C'est ainsi que chacun de nous, poëtes, aura son lot, comme chacun des humains aura le sien. »>

En effet, telle fut longtemps la grande division dramatique : ici la joie et plus loin la terreur, ici Corneille et là-haut Molière. Plus tard, quand toutes ces choses vinrent à se confondre dans

le monde, il fallut bien les réunir au théâtre; et voilà ce que Diderot entreprit, le premier.

A propos de ce mot: le drame, remarquez d'abord que cette révolution dans les mœurs du théâtre entraîne avec elle une révolution dans les costumes et dans les meubles. Déjà disparaît le vieux palais des Atrides ou le salon de Georges Dandin, les deux seules toiles nécessaires au Théâtre-Français, en 1761, pour faire place à ce que nous appelons aujourd'hui l'accessoire. « Le << théâtre représente une salle de compagnie, décorée de tapis« series, glaces, tableaux, pendules, etc.; le commandeur et sa << nièce font une partie de tric-trac; derrière le commandeur, un << peu plus près du feu, Germeuil est assis négligemment dans «< un fauteuil, un livre à la main, etc. » Que d'imitations ces quelques lignes ont produites! Que dis-je? que de drames ont été faits depuis celui-là, uniquement pour nous montrer glaces, sophas et pendules, et des gens négligemment assis dans un fauteuil?

J'avoue cependant que l'effet dut être grand au XVIIIe siècle, quand pour la première fois on se sentit ému et intéressé dans une salle de compagnie. Tartufe, il est vrai, est un drame terrible et plein d'intérêt, qui se passe aussi dans une salle de compagnie; mais Tartufe, chose incroyable, est une « tragédie bourgeoise » où l'on rit; Molière aurait eu bien peur de luimême s'il avait découvert le drame moderne, s'il avait inventé un genre. Le Père de Famille, encore une fois, c'est « une tragédie bourgeoise » où l'on pleure.

Cette partie de tric-trac s'engage vivement entre Cécile et son oncle le commandeur. Le père de famille attend son fils. Toute cette famille est inquiète, malheureuse, et pourquoi? Le fils aîné de la maison a passé la nuit on ne sait où !

Il me semble que voilà le digne commencement d'un bon drame, et que si le drame eût été fidèle à ces premières indications que lui donnait un grand esprit, s'il se fût contenté des malheurs de chaque jour aussi bien que des petits bonheurs de la famille, s'il ne s'était pas couvert de sang et de vices, sang plus affreux que le sang versé par la tragédie, parce que nous le voyons couler de plus près, vices plus hideux que les vices tragiques, parce que nous les voyons de moins haut, avouez, messieurs les gens

difficiles, que vous n'en voudriez pas tant au drame? Déjà, en effet, ce père de famille vous intéresse, uniquement parce que vous le voyez en proie à mille petites misères sans nom et de tous les jours. Vous vous demandez avec ce bon homme où est son fils? Arrive Saint-Albin. Il tremble devant son père. En ce temps-là, l'autorité paternelle était dans toute sa vigueur. Le fils respectait son père à l'égal du roi. Qui disait un père de famille, disait un maître souverain dans sa maison. Diderot le savait bien, lui ce fougueux révolutionnaire, qui a obéi toute sa vie à son père, le coutelier de Langres, avec tant de soumission et de respect.

Pourtant, comme il faut que l'esprit d'opposition se retrouve toujours, ce drame est déjà une protestation contre l'autorité paternelle. Saint-Albin, il est vrai, se jette aux pieds de son père, mais en déclarant que rien ne peut le séparer de Sophie. Je sais bien que vous avez à m'opposer le peu de respect des fils pour les pères, dans la comédie-Molière; mais je vous répondrai que dans la comédie de Molière, les enfants qui ne respectent pas leurs parents, sont justement les fils de pères ridicules ou vicieux. «< Je n'ai que faire de vos dons! » répond le fils de l'avare à son père qui lui donne sa malédiction; en revanche, M. Orgon, qui n'est que faible, est respecté et obéi dans sa famille. Ici au contraire, le Père de Famille est toujours prêt à obéir à ses enfants. Le voilà qui s'intéresse à Sophie. « Et que font ces femmes ? et quelles sont leurs ressources? » Or en ce temps-là il n'y avait pas un père qui s'inquiétât de la Sophie de son fils.

Mais ce premier acte est écrit avec tant de verve, Diderot raconte la misère et les beautés de cette belle fille avec tant de chaleur et de naturel, cette pauvreté est si vraie et si entière, que je crois déjà entrevoir le beau monde de Louis XV s'entre-regardant dans les loges et de sourire. De quoi s'agit-il en effet dans tout ce drame? Il s'agit d'un petit jeune homme qui rentre un peu tard? et d'une petite ouvrière sans ressources? « Nous allons bien nous divertir de ces ingénus,» se seront dit messieurs les petits marquis de la cour.

Au second acte on se trouve encore (en langage de coulisse) en plein accessoire. Au premier acte on jouait au tric-trac; au second acte on déjeûne. Il y a là un paysan, un pauvre honteux,

un domestique renvoyé; c'est un acheminement vers la tragédie du troisième et du quatrième degré. Ce pauvre honteux, ce paysan, ce domestique, seront un jour les héros d'une tragédie à leur tour, laissez faire les imitateurs. Ici se déclament plusieurs déclamations contre le couvent, avec lesquelles M. de La Harpe fera Mélanie; plusieurs déclamations contre le mariage, avec lesquelles Beaumarchais écrira la Mère coupable. Dans ces déclamations, le père de famille se montre un homme bon et faible.

Tout à l'heure, à force de générosité, il n'avait pas d'argent pour payer ses ouvriers, et voici qu'au lieu d'aller voir Sophie chez elle, il la fait venir chez lui. Quand Sophie est chez le père de famille, il ne lui demande ni son nom, ni son pays; Sophie lui parle « d'un oncle vieux et barbare, » il ne s'informe pas qui est cet oncle? Tout à l'heure il a donné sa bourse à un pauvre honteux, et il n'a pas un secours pour cette fille jeune, belle et pauvre! Sophie arrive accompagnée d'une vieille peu respectable en apparence, puisqu'elle a souffert les assiduités de Saint-Albin, et le père de famille n'a pas un mot d'explication avec la duègne qui tire son ouvrage et travaille!

Certes, par son imprévoyance, aussi bien que par sa bonté, le père de famille n'est pas un père de famille du temps de Diderot. En ce temps-là, il y avait à Paris, dans un hôtel à son nom, à son marbre, un certain père de famille qui était un tyran, comparable à Tibère lui-même, et dans son monde ce Tibère était un père modèle! Cet homme avait un fils passionné comme Saint-Albin, un penseur comme Saint-Albin. Pour tout dire, ce père de famille s'appelait M. le marquis de Mirabeau, et il fit dévorer par les cachots des prisons d'État, la jeunesse de son terrible fils! Le fort de Joux, et Vincennes, telles étaient ces bontés paternelles. J'aurais voulu voir Mirabeau au sortir du donjon de Vincennes, écoutant le Père de Famille de Diderot.

Le Père de Famille de Diderot, au lieu de faire mettre à la Bastille monsieur son fils, selon son droit et selon l'usage, s'amuse à discuter sa passion, comme si une passion se discutait mathématiquement! « Mon fils, » dit-il à Saint-Albin, en homme qui a lu ou deviné l'Émile de Jean-Jacques Rousseau, « je ne vous ai point abandonné auprès d'un mercenaire; je vous ai appris moi-même à parler, à penser, à sentir. » Grâce à Dieu, tous ces raisonne

« PrécédentContinuer »