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PARIS

IMPRIMERIE DE J. CLAYE ET Ce

RUE SAINT-BENOIT, 7

DE LA

LITTÉRATURE

DRAMATIQUE

PAR

M. JULES JANIN

Universus mundus histrioniam agit.
SÉNÈQUE, de irá.

TOME QUATRIÈME.

-400)

c'

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS

RUE VIVIENNE, 2 BIS

6

1873, Apr. 24

Minot Fund.

DE LA

LITTÉRATURE DRAMATIQUE

CHAPITRE PREMIER

Cependant, croyez-moi (ici je reprends la dissertation commencée, allant par les détours connus, à la complète éclosion du drame moderne), nous aurons beau chercher le maître absolu de cette révolution qui poussait l'art dramatique; en vain nous irons de M. Dubelloy à M. de La Harpe, de M. Ducis à Shakspeare, de Shakspeare à Corneille, et de Corneille aux tragiques grecs; le véritable et puissant révolutionnaire, en même temps que Sedaine, après Voltaire, après le vieux Crébillon, avant Beaumarchais, c'est notre ami Diderot! Dans le premier tome de cette histoire, vous avez vu l'opinion de Diderot à propos du comédien, nous allons le voir à l'œuvre dans le Père de Famille, un drame de sa prédilection, et dans une fantaisie inédite où se joue en riant ce bel esprit improvisateur qui d'une main prodigue, inépuisable, jette à qui les veut ramasser, les trésors de sa verve et de son esprit.

Il était né prodigue, et la France lettrée a été bien longtemps

à savoir ce qu'elle devait de reconnaissance et de sympathie à ce

libre penseur.

Parmi les bustes du foyer public, au Théâtre-Français, une place était vide, et restait vide, entre Molière et Voltaire... un piédestal, un trône, et souvent je me disais: Celui-là sera bien sot ou bien hardi qui osera se placer entre ces géants de l'esprit, du doute et de l'ironie... Un seul homme, un seul, puisque aussi bien on ne pouvait le choisir que parmi les auteurs dramatiques de cette nation, pouvait aspirer à tant d'honneur, et cet homme était Diderot, Denis Diderot!

Mais pour qu'il vînt enfin à sa place méritée, et pour qu'il fût mis en possession de ce piédestal à ses armes, entre deux compagnons de ce génie, il fallait que l'auteur du Père de Famille et l'éditeur de l'Encyclopédie emportât la place d'assaut, ou qu'il y entrât par surprise. Il y avait si longtemps que nous l'attendions, sur ce piédestal que lui seul il pouvait occuper, ce maître excellent parmi les maîtres! Un poëte, un rêveur, un philosophe; l'esprit le plus ferme et le cœur le plus tendre, la gaieté et la folie en personne! Il était, de son vivant, tout ce que peut être un homme d'honneur, éloquent, intrépide, hardi, sans reproche et sans peur, qui s'abandonnait librement à l'inspiration de l'heure présente, entre le positif et l'idéal, de l'abîme au ciel! Ame forte dans une forte machine, avare aux petites choses, prodigue aux grandes, doux quoique vif, ingénieux et passionné, et pour peu qu'un enthousiasme, une indignation, une douleur vînt soudain à toucher sa corde favorite, aussitôt le voilà parti; tout d'une haleine, à travers toutes sortes d'obstacles et de dangers, il allait frappant à grands coups de sa massue, et frappant comme un sourd à droite, à gauche, et sur les têtes les plus hautes. En somme, imaginez un sauve qui-peut général!

Non, certes, ce n'étaient pas des paroles qui sortaient de cette bouche éloquente, c'étaient des idées et des mœurs; ce n'étaient pas des regards que lançaient ces yeux en courroux, c'étaient des éclairs! Si bien que pour faire de cet homme une image un peu ressemblante lorsqu'il descendait de son Sinaï, il eût fallu chercher, dans l'antiquité, le sculpteur de l'Hercule ou du Gladiateur!

Rien qu'à le voir, on voyait en effet que cet homme était né

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