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Même vous feriez du Neveu de Rameau, et c'est une concession dont il me faut tenir compte, vous en feriez le diable pauvre de Voltaire, le camarade et l'ami de l'abbé Trublet, que si vous privez votre personnage dramatique de son ami Diderot, vous ôtez au personnage sa force, sa grâce, sa valeur, son accent. Le neveu de Rameau ne va pas sans son compère; cette faiblesse ne va pas sans cette force. Je repousse le bandit, si vous m'ôtez le philosophe. Le saint de la légende avait pour compagnon un pourceau, quel est le peintre d'église qui voudrait peindre le pourceau sans son maître? Ainsi toutes les fois que vous nous montrerez le neveu de Rameau, c'est une loi expresse que vous nous montriez en même temps, le maître absolu de cette bête brute.

O le plaisant projet, d'ôter à ce pamphlet merveilleux tout ce qu'il a d'honorable, et de nous laisser en présence d'un coquin qui ne sait plus que répondre, maintenant que vous avez supprimé la seule voix qui sût encore se faire entendre à ce cœur endurci, le seul regard qui fit encore baisser ces yeux rebelles, la seule volonté qui fût plus forte que l'endurcissement de ce géant dont la voix renversait les murailles, de cet Ajax du violon qui, de sa main de fer, faisait gémir la corde la plus rebelle, cet homme dont l'ongle même est une puissance! Des pieds, des mains, des tendons et des muscles; à force de génie, à force de volonté, il était devenu l'artiste qu'il voulait être; il tenait son violon à la façon de Paganini lui-même; entre ces quatre morceaux de bois son âme était renfermée, et de temps à autre il l'invoquait, l'appelant à son aide dans ses misères, et lui demandant son pain de chaque jour! Ce violon dompté représentait le seul empire que le malheureux ait jamais eu sur lui-même, le Dieu unique auquel il ait jamais cru!

Non-seulement ils ont fait du Neveu de Rameau une comédie, ils ont fait de Candide, oui, de Voltaire entier, ils ont fait un vaudeville! Hé quoi ce rare esprit qui égratigne en souriant, qui mord en caressant, si triste quand il rit, si gai dans ses larmes; bouffon orné de philosophie et de sagesse, railleur d'un si bon conseil, poëte quand il dit vrai, poëte quand il ment, inventeur qui puise à pleines mains aux meilleures sources du génie gaulois, la fantaisie en personne et le bon sens en personne, ose tout, tout, excepté une faute contre le goût et contre cette

qui

langue merveilleuse dont il est le Protée à l'infini, tant que l'esprit français peut jaser; quoi! les mille qualités de cette improvisation qui se moque de tout, qui voit tout, qui sait tout...

Le roman de Voltaire, une fête aux mille accidents inépuisables, danse et chansons, causerie et discours, amourette et passion, satire et malédiction! La jambe nue et la gorge aussi, avec de beaux falbalas ornés de rubans couleur de feu; et des yeux, et des gestes, et des sourires, et les dents les plus blanches, les lèvres les plus vermeilles, le chignon le mieux relevé, la main haute, la robe à retroussis, la mouche à la joue, et la neige au sein, la poudre aux cheveux ! Madame de Pompadour elle-même en laisse-tout-faire, quand elle voulait distraire le roi Louis XV de ses gros ennuis, elle n'était pas plus agaçante, provocante et parée à ravir en son négligé de Vénus Astarté. Dans ces pages restées vivantes, entre tout ce qui vit, rit et respire parmi les œuvres de celui qui a fait l'histoire de Charles XII et de l'Ingénu, l'esprit de l'ange et l'esprit du démon s'en vont côte à côte au même but, le démon l'emportant toujours sur le bon ange en fausseté galante, en finesse exquise, en merveilles profondes, en perfidie à tout le monde, en louange à personne, en orgueil sans mesure, en artifice sans nombre, en arguments si pressés, si pressants, ironie et malice, adoration, blasphème, esprit, orgueil, violence, avec l'art exquis d'amuser, de divertir, de flatter, de charmer, de plaire; mille souplesses, mille tendresses, mille ironies, et de temps à autre une larme à côté d'un blasphème, et du vice, et des passions des sens à l'esprit, de la tête au cœur !

Les joies d'un dieu en belle humeur et les grimaces d'un singe contre une noix verte; et des sourires, et des folies pleines d'enfantillages charmants mêlés à des crimes abominables. Enfin les plus terribles extrémités dans le faux, dans le vrai, dans le paradoxe, dans la licence, dans la vertu; c'est à ne plus s'entendre, à ne plus se reconnaître, à ne jamais savoir où il vous mène, en quel abîme il vous jette, où donc il va?

Notez bien qu'entre ces merveilles de contes de toutes les plaisances et de toutes les couleurs, le plus merveilleux de tous, le plus fou et le plus grave, le plus terrible et le plus charmant, le plus incroyable des contes, des poëmes, la plus sanglante et la plus vive des satires, le fouet à pleines verges et le sel à pleines

poignées, Candide enfin, c'est ce même Candide dont on a fait un vaudeville pour son excellence le théâtre du Vaudeville!

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Vous croyez que ça me fâche, une pareille invention, une si triste profanation, une tentative à ce point odieuse, absurde, antifrançaise, au delà de tout ce qui est la raison, le bon sens et le plaisir public? Ça ne me fâche pas le moins du monde; au contraire, c'est une bonne occasion de me souvenir. — Ça sera mauvais, tant mieux; vouliez-vous autre chose ? Espériezvous autre chose? Si c'était bon, là serait le crime; mais gâter, rapetasser, chantonner, rapiécer, couper et découper... Candide, voilà l'amusant, voilà le hic, je m'y attendais, je ne me suis pas trompé; et cependant cela me plaît de la retrouver en chair et en os, tant bien que mal, peinte en buste, pendant que Voltaire nous la montre en statue équestre, Cunégonde, la belle Cunégonde, la belle créature charmante, fraîche, grasse, haute en couleur, et dix-sept ans ! Certes, elle est fort jolie et fort grande princesse, et Candide avait bien raison de ne pas oser lui dire qu'il l'aimait, justement parce qu'il l'aimait ! L'amour, en effet, ce n'est amusant que lorsqu'on n'est pas obligé de dire: Je t'aime! mais Candide et Cunégonde n'en savaient pas si long.

Le premier chapitre de Candide et le premier acte de ce vaudeville qui est mort avec le théâtre qui l'engendra s'accordaient à merveille; tout est rire et de bonne humeur dans le plus beau des châteaux possibles;-pour ma part j'aurais voulu que Voltaire les laissât quelque peu en repos, ce beau jeune homme et sa jeune maîtresse, sans les disséquer du haut en bas, sans leur ôter leurs plumes brillantes à ce colibri, à cette tourterelle, oiseaux bleus de son génie; et je m'accommodais fort de ces grâces et de ce printemps à l'ombre des feuillages discrets. Mais quoi ! à peine sorti de son paradis terrestre, il faut que Candide passe trente-six fois par les baguettes; il y laisse sa peau, il sauve tout le reste, et voilà que nous le suivons à la trace de son sang, au bruit de ses sanglots; c'est triste, mais c'est comme cela dans le roman et dans la vie !

Le vaudeville avait respecté quelque peu la peau de Candide et les belles joues de mademoiselle Cunégonde; il n'a pas le droit d'être féroce, le vaudeville! C'est bon pour le roman. Le ro

man tue et pille, pille et tue, le vaudeville chante et caresse; ici des grincements de dents, et là-bas le bruit des chansons; ici on s'égorge, et là-bas on s'enivre; mais, là et là, c'est toujours Candide, et c'est toujours Pangloss; car en dépit de tous déguisements et ménagements du vaudeville, je reconnais Paquette et je reconnais mademoiselle Cunégonde. A quoi servirait l'imagination, si elle ne servait pas à recomposer les êtres poétiques défigurés par le théâtre, à l'intention de ses bénévoles auditeurs? Tant pis pour vous si vous faites le pédant, moi je prends mon plaisir où je le trouve. O mademoiselle Cunégonde, la perle des filles ! Il n'est pas nécessaire que l'on vous ait fendu le ventre pour que cela me plaise de vous suivre, de vous sourire et de répéter le refrain de vos chansons!

Et puis le conte est un conte, le vaudeville est un vaudeville, deux propositions que personne ne peut contester. Ah! si Voltaire, au lieu de faire un conte de son drame, eût fait de son conte un drame... il eût fait tout simplement le Mariage de Figaro! Il eût fait, à lui seul, tous les drames qui ont été faits depuis Candide! Il eût été le vrai bâtisseur de la cité nouvelle: Proudhon-Greppo-polis, la vraie hôtellerie où sont invités à leur dernier festin et à leur dernière heure, non-seulement tous les rois, mais encore tous les magistrats, tous les artistes, tous les poëtes, et les belles personnes et les dernières passions de l'univers anéanti. Ce chapitre xxvi d'un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, à proprement parler, c'est la fin du monde, ce chapitre xxvi, et la trompette du dernier jugement ne sera pas plus terrible à nos oreilles épouvantées que la cloche funèbre qui a sonné, à la porte de cette ignoble auberge, le dernier banquet des rois.

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Savez-vous, en effet, dans tout le xixe siècle, un plus étrange et plus hardi événement, ce chapitre XXVI de Candide, et jamais avez-vous été frappé de plus d'étonnement et d'épouvante? En pleine fête, en pleine récréation, en pleine philosophie, en pleine raillerie, dans ce tumulte incroyable de peuples qui tombent, de villes qui s'écroulent, de tempêtes sur la mer, de ruines sur ce globe, de capucins et de saltimbanques; parmi les fièvres, les pestes et les philosophies; entre cet inquisiteur, fils de rien, et cette vieille, fille d'un pape, dans ce pêle-mêle de Bulgares, de

Turcs, d'Américains, de Russes, au milieu de ces cabarets, de ces palais, de ces églises, de ces petites maisons, de ces jésuites au Paraguay, de ces pirates dans Alger, car Alger nous apparaît dans ce conte, comme la caverne: Sésame, ouvre-toi!

Quoi encore?... par ces bruits d'épées et de guitares, ces cris de joie et ces meurtres, ces auto-da-fé et ces rendez-vous d'amour, entre le bûcher de saint Dominique et le sopha jonquille du petit Crébillon, entre le monde d'ici, le monde de là-haut, et le monde souterrain de là-bas, quand nous avons quitté cet Eldorado de la bombance, de la sagesse et de la fortune, où les bonnes lois se mêlent aux diamants, où l'on peut ramasser à chaque pas les perles, les topazes et les meilleurs conseils de probité et de vertu, sauf à visiter plus tard, la tête avinée et conduit par Saint-Preux lui-même, les demoiselles du monde de la rue Saint-Honoré, arrive enfin ce fameux chapitre xxvi, la digne conclusion de ce funeste exorde : D'un souper que Candide et Martin firent avec six étrangers, et qui ils étaient.

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Ce souper, c'est une magie, une invocation, un rêve, une révélation faite par les sorcières de Macbeth; ces rois détrônés mangent sur la table qui, plus tard, entre les mains des imbéciles et des cafards, est devenue une table parlante; ce souper de Candide au milieu de ces majestés sans feu ni lieu, c'est tout simplement l'histoire de France depuis 1789; c'est l'histoire de l'Europe moderne, ce chapitre xxvi; et quoi d'étonnant, en fin de compte, que l'esprit poussé à cette puissance arrive, pour ainsi dire, à la divination? Vous vous rappelez ce passage d'une autre prophétie, dans un poëte d'un autre ordre : « L'Océan étonné de se voir << traverser si souvent, dans des appareils si divers, et pour des causes si différentes. » Eh bien ! cette merveilleuse inspiration de Bossuet est le point de départ du chapitre xxvi de Candide; mais cette fois ce n'est plus seulement l'Océan qui s'étonne; chose bien plus triste, hélas! ce sont les hommes qui regardent ces étonnements sans même songer à s'étonner! Cette fois, la mer et le ciel n'ont plus rien à voir à ces coups de la fortune; ces coups de fortune sont devenus si communs, que même les tables d'hôte de Venise, l'immense hôtellerie, ont cessé d'en faire un événement !

-Miracle, et voyez les progrès que fait la philosophie en nais

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