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de viande et de blé autant que d'armes. De là les qualifications de fer national et de bétail national qui aujourd'hui nous font sourire, mais qui ont été si longtemps répétées dans les écrits et dans les discours, et qui faisaient intervenir contre toute raison l'amour de la patrie dans des discussions où la liberté n'était réclamée que pour le bien du pays, en même temps que pour la prospérité de tous les peuples. Pour être spécieux, l'argument n'en était pas au fond plus solide. D'abord c'est l'affirmation nouvelle de l'erreur qui fait considérer la lutte et la guerre comme le besoin et la fin de toute politique internationale. Ensuite quel est le grand peuple qui n'a pas chez lui ses instruments de défense et d'indépendance. La France n'a-t-elle pas prouvé de 1789 à 1815 qu'il ne lui manquait ni blé, ni salpêtre, ni fer? Et enfin s'il faut, en effet, qu'on ait chez soi des magasins et des réserves, comment les aura-t-on le plus sûrement et à meilleur compte? Est-ce en entretenant à l'abri de toute concurrence de coûteuses usines ou bien en invitant le commerce à chercher sur tous les points du globe les matières de nécessité?

Mais n'insistons pas sur le danger ou l'inutilité de doctrines qui n'ont, pour ainsi dire, plus de partisans. Il suffirait de l'expérience faite en 1861 sur les blés pour prouver combien les bienfaits de la liberté du commerce sont rapides et puissants. N'a-t-on pas vu en trois mois une importation de 10 millions d'hectolitres de grains et de farines, conjurer les menaces d'une disette qui, en d'autres temps, aurait été désastreuse?

Si quelqu'une des personnes qui consulteront ce recueil veut étudier en détail les questions que soulève la liberté du commerce, et, appliquée immédiatement aux intérêts de la France, l'histoire des idées par lesquelles nous avons passé, elles trouveront de quoi s'instruire dans les trois ouvrages dont voici les titres Examen du système commercial connu sous le nom de Système protecteur, par M. Michel Chevalier; Histoire du Système protecteur en France, par M. Pierre Clément; Études économiques sur les tarifs des douanes, par M. Amé.

Que venons-nous de dire en somme? qu'un contemporain de Trajan serait surpris de voir tant de barrières dressées en Europe pour arrêter partout les échanges; qu'un contemporain de Phi

lippe le Bel le serait bien plus encore en apprenant que ce qu'on a craint jusqu'aujourd'hui, c'était l'introduction chez nous des produits naturels et des œuvres de l'industrie des étrangers, et non pas la sortie de nos récoltes et des produits de nos manufactures. Il est probable que dans un siècle ou deux l'étonnement sera le même lorsqu'on verra qu'au xviii et au XIXe siècle il a fallu tant écrire et tant parler pour plaider la cause de la liberté commerciale.

Le temps des grandes foires et des caravanes est passé depuis qu'il y a un équilibre politique en Europe; le temps de la prohibition et de la protection doit aussi passer quand la science a renouvelé de toutes parts les moyens de communication et les instruments de travail. La conclusion des nouveaux traités de commerce est le commencement d'une ère nouvelle, mais il y a encore, dans la nécessité où l'on est d'en conclure, la marque de la longue ignorance qui a pesé sur les esprits. Un traité de commerce n'est pas autre chose en effet qu'un compromis avec l'erreur. Ce qui serait conforme aux principes de l'économie politique, ce serait de ne traiter avec aucun peuple spécialement, mais de traiter avec tous en abaissant purement et simplement les tarifs des douanes; mais il n'est pas toujours aisé, dans la pratique, de faire ce que l'on sait être le bien, et la résistance des préjugés n'est pas le seul obstacle qu'on y rencontre. On a accusé souvent les économistes de vouloir sacrifier leur patrie aux nations étrangères parce qu'ils font dépendre la fortune de chacune de la fortune de toutes: avec plus de raison l'on aurait accusé leurs adversaires de ne parler de patriotisme que pour masquer leur égoïsme et de sacrifier le bien être de leurs concitoyens à leur désir de vendre au prix qu'ils voudraient sur un marché dont ils étaient les maîtres. Mais ces accusations sont trop souvent exagérées pour qu'on s'y arrête, quoiqu'on entende encore des gens s'en servir.

C'est se méprendre que de considérer une époque où l'on fait des traités de commerce comme un temps où la doctrine du libre échange triomphe. Nous ne sommes arrivés qu'à la transition, car nous sommes pour le moins autant retenus en arrière qu'attirés en avant. Mais c'est déjà beaucoup que d'en être arrivé là et une fois que les vrais principes agissent, le bénéfice que

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les peuples en reçoivent les invite bientôt à les pratiquer dans leur entière et salutaire énergie.

Les traités de commerce, conclus entre les grands pays, ont au moins pour effet d'activer les échanges, c'est-à-dire d'animer des deux côtés les travaux de l'agriculture et des fabriques. Peu à peu, en voyant le bien qu'ils ont produit, on s'habitue à penser que peut-être en effet s'il n'y avait nulle part de droits de douane, le travail serait partout bien plus actif encore. Reste à savoir quand les États pourront se passer des ressources que leurs douanes procurent à leurs trésors publics; mais toujours est-il que l'étude d'un homme politique doit être, en matière de finances, de réduire à un très-petit nombre les articles qui paient des droits et de n'imposer que les principaux, ce qui procure une grande économie dans les frais de perception et ce qui soulage infiniment le commerce. Ce n'est pas tant du bon marché, c'est de la destruction de toute entrave, c'est de la liberté enfin que le commerce international a besoin.

Il y a dans le traité d'économie politique de Say une page qu'il est à propos de transcrire ici. C'est au sujet des plaintes que recueillit Roland, inspecteur des manufactures et plus tard ministre de l'intérieur, à la fin du siècle dernier, au moment où l'on allait faire un traité avec l'Angleterre.

<< Lorsqu'on commença à fabriquer des cotonnades en France, le commerce tout entier des villes d'Amiens, de Reims, de Beauvais, se mit en réclamation et représenta toute l'industrie de ces villes comme détruite. Il ne paraît pas cependant qu'elles soient moins industrieuses ni moins riches qu'elles ne l'étaient il y a un demi-siècle, tandis que l'opulence de Rouen et de la Normandie a reçu un grand accroissement des manufactures de

coton.

>> Ce fut bien pis quand la mode des toiles peintes vint à s'introduire. Toutes les chambres de commerce se mirent en mouvement; de toutes parts il y eut des convocations, des délibérations, des mémoires, des députations, et beaucoup d'argent répandu. Rouen peignit à son tour la misère qui allait assiéger ses portes, « les enfants, les femmes, les vieillards dans la déso>> lation, les terres les mieux cultivées du royaume restant en >> friche et cette belle et riche province devenant un désert. »

<< La ville de Tours fit voir les députés de tout le royaume dans les gémissements, et prédit « une commotion qui occasionnera une convulsion dans le gouvernement politique. » Lyon ne voulut point se taire sur un projet «qui répandait la terreur dans toutes les fabriques. » Paris ne s'était jamais présenté pour une affaire aussi importante au pied du trône «que le commerce arrosait de ses larmes. » Amiens regarda «la permission des toiles comme le tombeau dans lequel toutes les manufactures du royaume devaient être anéanties. » Son mémoire, délibéré au bureau des marchands des trois corps réunis, et signé de tous les membres, était ainsi terminé : « Au reste, il suffit, pour proscrire à jamais l'usage des toiles peintes, que tout le royaume frémisse d'horreur quand il entend annoncer qu'elles vont être permises. Vox populi, vox Dei. »

Comment s'étonner des critiques que fait naître tout projet de traité de commerce lorsque dans un même pays, c'est à cet excès de déclamation que les intérêts privés poussent l'alarme. Heureusement qu'il est des hommes que ces murmures n'arrêtent pas et qui, au delà, envisagent uniquement le bien public.

Les réclamations d'Amiens, de Rouen, de Tours nous peignent la vie industrielle du siècle passé, telle que l'avait faite notre histoire féodale avec le morcellement des provinces. Les provinces se sont unies et ont prospéré ensemble depuis 1789. Il en sera de même de ces autres provinces de la république européenne qu'on appelle aujourd'hui des royaumes et des empires.

Le système protecteur ou prohibitif est né en France au moment où se formèrent les communes. Menacées par les seigneurs et ennemies ou rivales les unes des autres, elles tenaient emprisonnées dans leurs ceintures de murailles non-seulement la liberté des échanges, mais la liberté du travail elle-même. Que de temps il fallut pour qu'on permit seulement aux boulangers de Gonesse et de Corbeil de venir vendre du pain dans Paris! La patrie, c'était alors la commune et on eût été mal vu si l'on avait prédit que les temps changeraient et que chacun y trouverait son compte. Quand il commença à se répandre quelque lumière dans les esprits et qu'on s'aperçut qu'il devait y avoir communauté d'intérêts entre les cités du même royaume,

les villes de fabrique et les villes de commerce continuèrent, sous une autre forme, un antagonisme qui dure encore.

C'est de la fin du xve siècle et du règne de Louis XI que datent les premiers traités de commerce que la France ait conclus; mais avant le xvIIe siècle il n'est guère d'usage chez aucune des nations européennes de faire des traités spécialement consacrés au développement des relations commerciales, et quand elles stipulent quelque chose à ce sujet, elles inscrivent d'ordinaire leurs observations dans leurs traités généraux de paix ou de guerre.

On voit sous Louis XI, sous François Ier, sous Henri IV, sous Richelieu, essayer les premières ébauches d'une politique d'ensemble, en ce qui concerne le commerce et l'industrie de la France; il était réservé à Colbert de concevoir enfin un plan régulier et, à une époque où aucun penseur ni aucun pays ne soupçonnaient les bienfaits du libre commerce et de la concurrence, et moins en Angleterre encore que partout ailleurs, il eut l'honneur de fonder le système qui s'est appelé depuis le système protecteur en proclamant pour l'avenir l'avénement de cette liberté commerciale qu'il sut deviner et qu'il fonda même en France de son vivant, car en établissant aux frontières des droits de douane dont quelques-uns étaient très-élevés, il avait sur toute l'étendue de la France détruit les barrières qui faisaient de chaque province un royaume ennemi. Quand on lit les historiens qui ont raconté le règne de Louis XIV et qu'on assiste à tant de guerres, ou brillantes ou malheureuses, on n'aperçoit nulle part quelle influence les questions de commerce et de tarif commençaient à prendre sur les déterminations des Etats. Il n'en est pas moins vrai que la plupart des guerres du xvir et du XVIIIe siècle ont été suscitées par le choc des intérêts et on en a la preuve en étudiant les textes des traités conclus pour y mettre fin. C'est là, mieux que dans les récits d'apparat, que l'esprit moderne a mis son empreinte. L'Angleterre et la Hollande ne s'y montrent pas moins préoccupées que la France du soin de mettre à profit leurs victoires pour faire triompher leur commerce et leur industrie aux dépens de l'étranger; heureuses si elles eussent su dès lors que le plus assuré moyen d'encourager l'industrie nationale, c'est de lui fournir au plus bas prix

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