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comptait pour près de deux tiers dans cette somme énorme, qui profitait principalement à l'Italie.

Dès 1596, Laffemas, lors de l'assemblée de Rouen, avait pressé le roi de probiber l'importation des étoffes précieuses de l'étranger afin de favoriser les manufactures de Lyon et de Tours: il avait proposé de propager les mûriers pour la nourriture des vers à soie, et de procurer ainsi à la France la matière première. Olivier de Serres insista sur cette idée avec l'autorité de son expérience, et affirma que le mûrier, introduit en France sous Charles VIII, et répandu peu à peu dans la Provence, le Languedoc, le Dauphiné et les environs de Tours, pouvait croître partout où croît la vigne et même dans celles de nos provinces où la vigne n'est pas ou n'est plus cultivée '.

Sulli combattit avec vivacité les partisans des manufactures de luxe. Il prétendait que la France se bornât aux produits actuels de son sol, et aux fabrications absolument nécessaires, telles que les draps et les toiles. << Autant il y a, » disait-il, « de divers climats, régions <«<et contrées, autant semble-t-il que Dieu les ait voulu « diversement faire abonder en certaines propriétés, <«< commodités, denrées, matières, arts et métiers spé<«< ciaux et particuliers, qui ne sont point communs ou « pour le moins de telle bonté aux autres lieux, afin que, <<< par le trafic et commerce de ces choses, dont les uns << ont abondance et les autres ont disette, la fréquentation, conversation et société humaine, soit entrete<< nue entre les nations, tant éloignées puissent-elles être

'Olivier de Serres avait découvert un autre parti à tirer du mûrier : il tissait l'écorce du mûrier blanc « pour en faire du linge et d'autres ouvrages. » Théâtre d'Agriculture, Cinquième Lieu, c. XV-XVI.

« les unes des autres. » Il en concluait que le mûrier ni le ver à soie n'étaient faits pour la France. Son sentiment sur la société humaine et sur la nécessité providentielle des échanges entre les peuples était aussi juste qu'élevé ; mais l'application portait à faux, la nature n'ayant mis aucun obstacle à l'introduction des précieux insectes sérifères dans notre climat. Sulli faisait encore une autre objection, c'est que la vie sédentaire et renfermée des manufactures désaccoutumerait les Français de cette vie de mouvement, de fatigues, d'activité au grand air, qui fait du peuple des champs une pépinière de bons soldats. Qu'eût-il dit, s'il eût pu entrevoir de loin les populations étiolées qui végètent dans l'énervante atmosphère des ateliers mo→ dernes!...

Il n'entendait pas, au reste, appliquer aux soieries son système d'échanges internationaux, mais bien les prohiber à la frontière, comme les autres marchandises de luxe, et c'était par des lois somptuaires qu'il voulait arrêter l'écoulement de l'or français vers l'Italie (OEconomies Royales, t. I, p. 544-516).

Henri IV ne se rendit point aux raisons de son ministre ce prince sentait que les lois contre le luxe étaient de plus en plus repoussées par les mœurs publiques; que, quels que pussent être, dans un avenir éloigné, les inconvénients et les abus de l'industrie', il y avait là une source croissante de puissance pour les nations qui sau raient s'en saisir, que la question était de savoir si l'on

* Pour que le danger prévu par Sulli se réalise relativement au caractère d'uñ peuple, il faut que la proportion ait été rompue entre l'industrie mère, celle du sol, et les industries secondaires, que l'accessoire soit devenu le principal par une mauvaise économie sociale, enfin que les manufactures soient concentrées dans les grandes villes, au lieu de se répartir dans les campagnes.

resterait tributaire de l'étranger pour des richesses qu'on pouvait créer en France 1.

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En 1599, le roi demanda donc un mémoire à Olivier de Serres sur les moyens de généraliser la culture du mûrier : l'année suivante, Henri chargea l'illustre agriculteur de faire expédier quinze à vingt mille pieds de ces arbres à Paris; on en remplit le jardin des Tuileries, et des magnaneries s'élevèrent aux Tuileries, au château de Madrid et sur l'emplacement des Tournelles, où l'on commençait alors à bâtir la place Royale. Une commission fut formée, en avril 1601, « pour vaquer au rétablissement du commerce et manufactures. » En 1602, cette commission traita avec des entrepreneurs qui s'engagèrent << à établir dans le royaume le plant des mûriers et l'art de faire la soie. » Un édit de décembre 1602 chargea Laffemas, nommé contrôleur général du commerce, de diriger la répartition des mûriers et de la semence de vers à soie dans les paroisses. Il devait y avoir une pépinière dans chaque élection: on commença par les généralités de Paris, d'Orléans et de Tours. Des essais eurent lieu avec succès en Normandie. Sulli s'était résigné à seconder les désirs du roi il fit faire des plantations de mûriers à Mantes, à Rosni et dans son gouvernement de Poitou, et favorisa l'établissement d'une manufacture de crêpes fins de Bologne dans le château de Mantes. Les fondations industrielles se succédaient rapidement. Dès 1597, une manufacture de cristaux et de verrerie avait été établie à

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'Les immenses trésors acquis à la France par l'industrie de la soie ont justifié et dépassé toutes les espérances de Henri IV et d'Olivier de Serres. Aujourd'hui cette industrie produit annuellement en France une valeur d'environ 300 millions de francs.

2 Le nom de magpanerie vient de celui de magniaux, qu'on donne aux vers à soie dans le Midi.

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Melun par trois gentilshommes qui avaient longtemps exercé cet art à Lyon et à Nevers le roi leur avait accordé un privilége exclusif pour Paris et trente lieues à la ronde. En août 1605, une manufacture de draps et de toiles d'or, d'argent et de soie fut fondée à Paris par ordonnance royale. Les étoffes similaires, venant de l'étranger, furent prohibées. Le roi accorda aux entrepreneurs la noblesse, le rang d'officiers de sa maison, et un privilége exclusif pour douze ans à Paris. Les produits de la manufacture furent exemptés de tous droits à l'intérieur et à la frontière. Les ouvriers étrangers furent admis à tous les droits des regnicoles : les compagnons, après six ans de travail, pourraient lever boutiques, sans chef-d'œuvre ni lettres de maîtrise; les apprentis, de même, après deux ans de travail de plus. Le roi prêta aux entrepreneurs 180,000 1. pour douze ans, sans intérêt. Une autre manufacture très-importante fut celle des fils d'or, façon de Milan, qui, dit-on, épargna à la France plus de 4,200,000 écus par an, en introduisant chez nous le procédé milanais. Le roi accorda aussi des encouragements pécuniaires et autres aux fabriques de tapisseries façon de Flandre, de toiles fines façon de Hollande, de bas de soie, de cuirs dorés et drapés, de blanc de céruse, d'acier fin, etc. 2.

'On se rappelle que les gentilshommes pouvaient exercer l'industrie verrière sans déroger.

2 Isambert, t. XV, p. 164-212-278-283-322.- Recueil de ce qui se passa en

l'assemblée du commerce à Paris en 1604; ap. Archives curieuses, t. XIV, p. 249-245.-Histoire du commerce de France, ibid, 409-430.—Par une singulière contradiction, tandis qu'on établissait des manufactures de luxe, les édits somptuaires se succédaient coup sur coup; il y en eut quatre, de 1594 à 1606, contre l'emploi de l'or et de l'argent sur les habits. Il y avait, à ce qu'il semble, une sorte de transaction entre le roi, d'une part, Sulli et le parlement de l'autre : on avait renoncé à entraver l'usage des soieries, mais on défendait le port habituel des étoffes d'or et d'argent, qui avait été poussé à une profusion inouïe sous

T. XII.

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De cette époque datent les célèbres manufactures de tapisseries des Gobelins et de la Savonnerie, qui devaient faire oublier les manufactures d'Arras, si florissantes au seizième siècle.

Une assemblée du commerce, sorte d'états généraux de l'industrie, qui fut convoquée à Paris, en 1604, par les commissaires du roi, attesta les progrès déjà faits et l'ardeur des esprits à se précipiter dans la voie qui leur était ouverte 1. On y présenta une foule de projets sur l'établissement de nouvelles fabriques, à l'aide de secrets divers enlevés à l'industrie italienne, anglaise, flamande; sur la création de nouveaux haras, destinés à affranchir la France de la nécessité d'acheter des chevaux de guerre à l'Allemagne, à l'Espagne, à la Turquie, à l'Angleterre 2; sur la réforme générale des corps de métiers; sur la canalisation de la France, la navigabilité des rivières 3, etc. On proposa toutes sortes d'inventions (entre autres, de faire des moulins à eau dormante): on demanda des

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Henri III. Les nouvelles manufactures ne devaient donc guère avoir d'emploi que dans les ornements d'église et les costumes d'apparat. Ces édits furent assez mal observés.

1 « La France, » dit à ce propos Palma Cayet, « semble se vouloir revendiquer la juste possession des arts et inventions de toutes sortes, comme c'est la France qui les élabore toutes. Et si l'on veut considérer ce qui s'est fait és nations étrangères, ce sont toujours les François qui en ont été les premiers auteurs; mais le François a cela de mauvais qu'il ne continue pas; il n'a que la première pointe. Chronologie septennaire, p. 259; ap. Collection Michaud, 4re série, t. XII, 2o partie.

2 Des documents plus anciens, entre autres les relations des ambassadeurs vénitiens, attestent l'infériorité ou l'insuffisance de la race chevaline en France dès I e seizième siècle. Les causes n'en sont pas faciles à comprendre. La vieille Gaule avait été, par excellence, le pays des chevaux.

3 On proposa entre autres de rendre navigables l'Armançon, et l'Oise depuis Guise: le canal de l'Oise et le canal de Bourgogne sont la réalisation agrandie de ces deux projets.

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