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par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d'un parterre qui se courrouce, une rumeur d'émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la peau de chagrin. Sans rien écouter, y superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une petite distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau.

Eh bien qu'a-t-il donc ? s'écria Taillefer, il a sa fortune à bon compte.

-Soutiens-le, Châtillon, dit Bixiou à Émile, la joie va le tuer.

Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier: ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT. Ce banquier splendide entouré de courtisanes fanées, de visages rassasiés, cette agonie de la joie, était une vivante image de sa vie. Raphaël regarda trois fois le talisman qui jouait à l'aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette, il essayait de douter; mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d'eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s'écoutait respirer, il se sentait déjà malade, il se deman

dait: Ne suis-je pas pulmonique? Ma mère n'est-elle pas morte de la poitrine?

- Ahlah! Raphaël, vous allez bien vous amuser! Que me donnerez-vous? disait Aquilina.

Buvons à la mort de son oncle, le major Martin O'Flaharty? Voilà un homme.

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-Bah! qu'est-ce qu'un pair de France après Juillet? dit le jugeur.

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-

nous régalerez tous, dit

- Un homme comme lui sait faire grandement les choses, dit Émile.

Le hourra de cetto assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu'il pût saisir le sens d'un seul mot; il pensait vaguement à l'existence mécanique et sans désirs d'un paysan de Bretagne, chargé d'enfants, labourant son champ, mangeant du sarrasin, buvant du cidre à même son piché, croyant à la Vierge el au roi, communiant à Pâques, dansant le dimanche sur une pelouse verte et ne comprenant pas le sermon de son recteur. Le spectacle offert en ce moment à ses regards, ces lambris dorés, ces courtisanes, ce repas, co luxe, le prenaient à la gorge et le faisaient tousser.

Désirez-vous des asperges? lui cria le banquier. Je ne désire rien ! lui répondit Raphaël d'une voix tonnante.

Bravo! répliqua Taillefer. Vous comprenez la fortune, elle est un brevet d'impertinence. Vous êtes des nôtres! Messieurs, buvons à la puissance de l'or. Monsieur de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus

de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DEVANT La Loi est un mensonge inscrit en tête de la Charte. Il n'obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n'y a pas d'échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires !

- Oui, répliqua Raphaël, ils sont eux-mêmes leurs bourreaux!

- Encore un préjugé cria le banquier.

- Buvons! dit Raphaël en mettant le talisman dans sa poche.

Que fais-tu là ? dit Émile en lui arrêtant la main. Messieurs, ajouta-t-il en s'adressant à l'assemblée assez surprise des manières de Raphaël, apprenez que notre ami de Valentin, que dis-je? MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN, possède un secret pour faire fortune. Ses souhaits sont accomplis au moment même où il les forme. A moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il va nous enrichir tous.

Ah! mon petit Raphaël, je veux une parure de perles, s'écria Euphrasie.

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S'il est reconnaissant, il me donnera deux voitures attelées de beaux chevaux et qui aillent vite! dit Aquilina.

-Souhaitez pour moi cent mille livres de rente. ·Des cachemires!

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rente.

Payez mes dettes!

Envoie une apoplexie à mon oncle, le grand

Raphaël, je te tiens quitte à dix mille livres de

Voilà bien des donations! s'écria le notaire.
Il devrait bien me guérir de la goutte.
Faites baisser les rentes! s'écria le banquier.

Toutes ces phrases partirent comme les gerbes du bouquet qui termine un feu d'artifice. Ces furieux désirs étaient peut-être plus sérieux que plaisants.

Mon cher ami, dit Émile d'un air grave, je me contenterai de deux cent mille livres de rente; exécute-toi de bonne grâce, allons!

-Emile, dit Raphaël, tu ne sais donc pas à quel prix ?

Belle excuse! s'écria le poëte. Ne devons-nous pas nous sacrifier pour nos amis?

J'ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.

Les mourants sont furieusement cruels, dit Émile en riant. Te voilà riche, ajouta-t-il sérieusement, eh bien! je ne te donne pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste. Tu es déjà stupide, tu ne comprends pas une plaisanterie. Il ne te manque plus que de croire à ta Peau de chagrin.

Raphaël, qui craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s'enivra pour ou blier un moment sa funeste puissance.

L'AGONIZ

Dans les premiers jours du mois de décembre, un viell lard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel, et

cherchant l'adresse de monsieur le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d'un enfant et l'air absorbé des philosophes. L'empreinte d'un violent chagrin aux prises avec un caractère despotique éclatait sur cette figure accompagnée de longs cheveux gris en désordre, desséchée comme un vieux parchemin qui se tord dans le feu. Si quelque peintre eût rencontré ce singulier personnage, vêtu de noir, maigre et ossu, sans doute il l'aurait, de retour à l'atelier, transfiguré sur son album, en inscrivant au-dessous du portrait: Poëte classique en quête d'une rime. Après avoir vérifié le numéro qui lui avait été indiqué, cette vivante palingénésie de Rollin frappa doucement à la porte d'un magnifique hôtel.

- Monsieur Raphaël y est-il ? demanda le bonhomme à un suisse en livrée.

Monsieur le marquis ne reçoit personne, répondit le valet en avalant une énorme mouillette qu'il retirait d'un large bol de café.

Sa voiture est là, répondit le vieil inconnu en montrant un brillant équipage arrêté sous le dais do bois qui représentait une tente de coutil et par lequel les marches du perron étaient abritées. Il va sortir, je l'attendrai.

Ah! mon ancien, vous pourriez bien rester ici jusqu'à demain matin, reprit le suisse. Il y a toujours une voiture prête pour monsieur. Mais sortez, je vous prie, je perdrais six cents francs de rente viagère si je laissais ane seule fois entrer sans ordre une personne étrangère à l'hôtel.

En ce moment, un grand vieillard, dont le costume ressemblait assez à celui d'un huissier ministériel, sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur óbahi.

- Au surplus, voici monsieur Jonathas, dit le suisse. Parlez-lui.

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